Au deuxième jour du procès qui se tient à Bobigny, la parole a été donnée à l’un des principaux accusés :
Tommy François, ancien vice-président éditorial chez
Ubisoft. Jugé pour harcèlement sexuel, harcèlement moral et complicité, il s’est défendu avec une ligne qui en dit long sur la culture d’entreprise en place à l’époque :
"il faut être fun pour faire du fun".
Une formule légère, presque absurde, qui peine à masquer le fond : une série de comportements humiliants, dégradants, et normalisés au sein même des bureaux d’un des plus gros éditeurs mondiaux.
À la barre,
Tommy François a expliqué ne pas avoir réfléchi à ses actes, évoquant l’“ambiance” et la “culture Ubi” dans laquelle il baignait. Il affirme n’avoir été ni formé au management, ni jamais recadré par les ressources humaines pourtant situées, selon ses dires, à "cinq mètres" de son bureau.
Son comportement, décrit par plusieurs victimes, est pourtant difficile à justifier comme de simples "blagues de bureau".
Une salariée a raconté avoir été régulièrement poussée à faire le poirier en open-space, sur demande insistante de son supérieur. Elle a tenté d’échapper à ces injonctions en portant une jupe serrée, mais cela n’a rien changé. Elle a fini par s’exécuter, simplement parce que
"c’était mon supérieur hiérarchique".
Parmi les autres “rituels” imposés :
cette même salariée a été ligotée à une chaise, puis envoyée seule dans un ascenseur, dans ce qui est décrit comme un bizutage initié par François lui même. Elle raconte aussi avoir dû, devant témoins, lui vernir les ongles des mains et des pieds en rose, juste pour
"se débarrasser" de ce que son manager attendait d’elle.
Des faits humiliants, répétitifs, et systématiquement couverts par une hiérarchie qui ne bronchait pas.
Interrogé par la présidente du tribunal,
Tommy François a tenté de justifier ses gestes en parlant d’un "harcèlement presque affectif". Il dit avoir eu l’impression, à l’époque, d’être
"dans le respect des gens". Une manière bancale de reconnaître que ce qu’il considérait alors comme
“normal” ne l’était pas.
Ce flou volontaire entre proximité, blague, et autorité hiérarchique est au cœur du problème.
François n’a jamais nié les faits, mais les a constamment réinterprétés à la lumière d’un contexte d’entreprise où, selon lui, tout le monde jouait ce jeu là. Il parle d’une "culture geek" déjà en place à son arrivée, et de comportements banalisés.
Mais cette banalisation justement, est ce que les victimes contestent.
Il n’est pas le seul sur le banc des accusés.
Serge Hascoët, ancien directeur créatif du groupe, est lui aussi poursuivi pour harcèlement moral et sexuel. Il est également accusé de propos racistes, notamment à l’encontre d’une employée musulmane, à qui il aurait demandé si elle soutenait Daech après les attentats de 2015, tout en la soumettant à des humiliations liées à sa religion.
Guillaume Patrux, troisième cadre jugé dans ce procès, ancien game director licencié en même temps que Tommy François, est accusé de harcèlement moral. Son management est décrit comme brutal : coups de poing dans les murs, gestes menaçants envers ses collègues, fouet agité au visage, fils d’ordinateur brûlés, et même la barbe d’un salarié incendiée à la flamme d’un briquet.
Dans les trois cas, les comportements ont duré. Et ils ont été tolérés. Jusqu’à ce que les enquêtes de
Libération et
Numerama, en 2020, fassent éclater l’affaire au grand jour. À l’époque, Ubisoft s’engage à faire le ménage.
Mais pour beaucoup, ce procès ne vient pas assez tôt. Et il ne va pas assez loin.
Ce qui est jugé ici, ce ne sont pas uniquement des écarts personnels. C’est un système. Une culture d’entreprise où les abus ne sont pas des accidents, mais des éléments intégrés dans le quotidien professionnel. Où l’humour sert d’écran à la domination, où l’ambiance est un prétexte à l’humiliation, et où la hiérarchie s’abstient de tout contrôle.
Ce qui fait écho aujourd’hui, c’est cette ligne de défense devenue classique :
"je n’étais pas conscient", "c’était normal à l’époque", "je voulais juste m’amuser". Comme si l’intention suffisait à effacer les faits. Comme si l’époque, ou la culture de l’entreprise, excusait tout.
Mais ce procès rappelle une chose essentielle :
ce n’est pas parce qu’un comportement est banal qu’il est acceptable.
Ce n’est pas parce que tout le monde ferme les yeux qu’il faut continuer de se taire.