Alors que le verdict est attendu pour le 2 juillet dans le procès des trois anciens cadres d’Ubisoft jugés pour harcèlement moral et sexuel, Franceinfo donne la parole à plusieurs ex-salariés de l’entreprise. Leurs témoignages, recueillis en marge des audiences, dressent un constat sans appel : pour nombre d’entre eux,
le plus dur a commencé après leur départ d’Ubisoft. Isolement, perte de confiance, précarité... La reconstruction est souvent lente, et semée d’embûches.
Les prénoms ont été modifiés.
Nathalie* : "Je sais que j’ai été blacklistée"
Nathalie* a été l’une des premières à porter plainte en 2021. Elle n’a pas quitté une seule audience du procès. Pour elle, ce qu’elle a vécu dans l’entreprise l’a "broyée". Depuis, elle n’a pas retrouvé de stabilité professionnelle. Elle soupçonne être tenue à l’écart du marché de l’emploi :
"Je sais que j’ai été blacklistée", explique-t-elle à
Franceinfo. Elle touche aujourd’hui le chômage et vit grâce à ses économies. Elle avoue se méfier de toute dynamique hiérarchique dans un cadre professionnel, et analyse chaque interaction à travers le prisme du contrôle, de l’abus potentiel ou du non-dit.
Elle décrit l’industrie du jeu vidéo comme
"extrêmement incestueuse", un petit monde où tout le monde se connaît. Un mot de travers, et vous êtes grillé.
Peter* : "Ce qui m’a détruit, c’est d’avoir été mis au placard"
Entré chez Ubisoft en 2015,
Peter* raconte une désillusion rapide. Il parle d’une
"ambiance de chambre d’enfant tyrannique" où il n’y avait
"aucun garde fou". Ce n’est pas le métier qui l’a écœuré mais les conditions internes, le sentiment d’être ostracisé. Délégué du personnel, il avait tenté d’alerter, sans succès. Il dénonce une entreprise dans laquelle
"le droit semble suspendu à la porte de l’entrée".
Il a fini par quitter Ubisoft en 2018, après avoir payé un avocat pour cadrer sa sortie. Des années plus tard, il confie avoir encore du mal à contenir l’émotion en évoquant cette période :
"Je ne savais pas si j’aurais la force de venir en parler", a-t-il dit devant les juges, la gorge nouée.
Arnault Labaronne : "Je n’ai plus jamais pu remettre les pieds dans une boîte avec un organigramme"
Ancien manager chez Ubisoft,
Arnault Labaronne a quitté l’entreprise en 2015, dans le cadre d’une rupture conventionnelle assortie d’un chèque de 15 000 euros. Ce départ a été pour lui une nécessité vitale : il raconte un burnout sévère, avec des séquelles persistantes (douleurs articulaires, perte d’audition d’une oreille, crises d’angoisse).
Aujourd’hui, il dit avoir retrouvé un équilibre, mais uniquement en dehors du salariat. Il n’a pas souhaité porter plainte, considérant avoir "fait le tour" de cette histoire. Pour lui, retourner dans une structure classique avec hiérarchie est tout simplement exclu.
Clarisse* : "Je surinterprète tout, les gestes, les mots"
À 22 ans,
Clarisse* intègre Ubisoft dans un poste de communication. Dès les débuts, elle ressent un malaise profond : regards insistants, silences pesants, messages à caractère sexuel en cascade quand elle s’assoit devant son écran. Son supérieur résume la situation en comparant son interface à
"un arbre de Noël qui clignote".
En 2015, après avoir tenté de faire remonter ces comportements, elle est licenciée. Elle gagnera plus tard aux prud’hommes pour licenciement abusif, mais sans avoir pu faire reconnaître les faits de harcèlement (prescrits au moment de la plainte). Aujourd’hui, elle dit vivre dans une forme d’hypervigilance permanente au travail. Elle panique à la moindre proposition informelle d’un collègue. Le salariat est devenu pour elle une zone de stress.
Benoît* : "Depuis Ubisoft, je n’ai pas réussi à remettre les pieds dans une entreprise"
Benoît* fait partie des parties civiles au procès. Il raconte une période post-Ubisoft marquée par des pertes successives : de poids, de sommeil, de repères. Lors de son expertise psychologique, il déclare vomir
"quasiment tous les jours" et refuse de postuler dans le moindre studio. Il préfère ne rien risquer, quitte à mettre sa situation financière en péril.
"De toute façon, je n’ai rien à perdre", lâche-t-il.
Il a tenté de se relancer en freelance, mais vit dans une grande précarité. Il explique qu’après le confinement, il s’est retrouvé sans domicile fixe. Aujourd’hui, il continue de créer, mais sans repère, sans confiance :
"Artistiquement, je me sens nul." Malgré tout, il refuse d’abandonner sa vocation.
Un secteur jugé hermétique et intimidant
Pour les syndicats interrogés par
Franceinfo, ces situations ne sont pas isolées.
Pierre-Etienne Marx (STJV) parle d’un environnement professionnel où dénoncer ses supérieurs revient à
"mettre son nom en charpie". Il souligne que prendre la parole demande un courage énorme, surtout dans une industrie
où des dirigeants se vantent encore de pouvoir "blacklister" un salarié d’un simple appel.
Même analyse du côté de
Chakib Mataoui (Solidaires Informatique), qui rappelle que les métiers techniques ou artistiques du jeu vidéo laissent peu de marges de manœuvre pour se reconvertir.
Ceux qui osent parler se retrouvent parfois enfermés dans leur isolement.
Pendant ce temps, les mis en cause…
Selon les informations de
Franceinfo, les trois cadres jugés ont quitté
Ubisoft après les révélations de 2020, mais leurs situations sont très inégales.
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Serge Hascoët, ancien numéro 2 du groupe, déclare
percevoir aujourd’hui plus de 20 000 euros par mois, via une entreprise de conseil, des droits d’auteur et la location d’un bien immobilier.
Il gagnait plus de 50 000 euros mensuels à l’époque des faits.
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Tommy François est devenu autoentrepreneur, avec des revenus de 6 000 euros en 2023 et 9 000 en 2024.
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Guillaume Patrux, enfin, affirme ne plus avoir de revenus fixes et dit ne plus réussir à joindre les deux bouts.
Un système à deux vitesses
L’avocate du STJV,
Sophie Clocher, a résumé ce sentiment d’injustice à l’issue des audiences :
"Si on est là, c’est parce qu’on a des femmes, des minorités, qui sont devenues des fantômes."
Des fantômes qui, dans certains cas, peinent encore à exister aux yeux de l’industrie.
L’enquête de Franceinfo montre bien que derrière le procès, il ne s’agit pas seulement de juger des faits passés, mais de questionner un système qui, jusqu’ici, semble mieux protéger les agresseurs présumés que ceux qui ont osé parler.