Du 2 au 6 juin 2025, le tribunal correctionnel de Bobigny accueille un procès qui pourrait marquer un tournant pour l’industrie du jeu vidéo. Trois anciens cadres d’Ubisoft : Serge Hascoët (ex-directeur créatif), Tommy François (ancien vice président éditorial) et Guillaume Patrux (ex-game director) sont jugés pour harcèlement moral, harcèlement sexuel et tentative d’agression sexuelle. Mais au delà des noms cités dans la procédure, c’est toute une culture d’entreprise qui est pointée du doigt.
Les faits remontent à plusieurs années.
Dès 2017, certains salariés tentent d’alerter leur hiérarchie sur un management toxique, fait de brimades, d’humiliations, de comportements déplacés. La réponse est sans détour :
"Tu arrêtes de parler de ça immédiatement. Il n’y a aucun problème chez Ubisoft." L’affaire est étouffée.
Il faudra attendre juillet 2020, en pleine vague #MeToo dans l’industrie, pour qu’une enquête conjointe de Libération et Numerama vienne fissurer l’omerta. Des dizaines de témoignages révèlent alors un environnement délétère, où le harcèlement devient presque une méthode de gestion.
Les exemples sont glaçants :
une salariée attachée à sa chaise pendant que des collègues dessinent sur son visage, une autre maintenue pour recevoir un baiser forcé, des questions sur d’éventuels liens avec Daech, un sandwich volontairement placé sur le bureau d’une collaboratrice en plein Ramadan, des films pornographiques projetés dans les open spaces… Le tout sous l’œil complice (ou indifférent) de la direction. À l’époque, les services RH ne prennent aucune mesure concrète.
Les alertes sont minimisées, renvoyées à des problèmes de "friction créative" ou de "sensibilité générationnelle".
Ce procès s’inscrit dans la continuité de ces révélations.
Sur le banc des parties civiles, six femmes et trois hommes, appuyés par deux syndicats, dont Solidaires Informatique. L’objectif : que la justice reconnaisse non seulement des faits individuels, mais aussi leur caractère systémique.
"Ce ne sont pas trois brebis galeuses qui ont instauré ce climat. L’impunité a été pensée, structurée. Il manque des noms dans ce dossier", déplore
Marc Rutschlé, représentant syndical, dans les colonnes de L’Humanité.
Car au cœur du débat, une question demeure : jusqu’où va la responsabilité de l’entreprise ? Ubisoft, en tant que personne morale, ne comparaît pas.
Ni la DRH Marie Derain, ni le PDG Yves Guillemot, pourtant cités à comparaître pour complicité, ne sont présents à l’ouverture du procès.
Une absence remarquée, et révélatrice d’une volonté de dissocier les dérives individuelles de l’organisation globale. Pourtant, pour de nombreux observateurs, c’est bien un système qui a permis ces dérives : les managers dénoncés ont été protégés, promus, parfois déplacés discrètement, sans jamais être sanctionnés.
Le Syndicat des Travailleurs et Travailleuses du Jeu Vidéo (STJV) va plus loin :
"Ces faits ne sont pas des incidents isolés. Ils sont le résultat d’une culture d’entreprise où le pouvoir créatif justifie tout, y compris l’intolérable." Plusieurs témoignages recueillis dans le cadre de l’enquête pointent des réponses RH stéréotypées :
"C’est ta façon de voir les choses", "Ce sont des créatifs, ils fonctionnent comme ça", ou encore
"Si tu ne peux pas travailler avec lui, il va falloir envisager une mobilité." Des réponses qui traduisent une volonté manifeste de préserver l’image de l’entreprise, quitte à sacrifier la parole des victimes.
Si la justice reconnaît le caractère systémique du harcèlement décrit, ce procès pourrait créer un précédent important, bien au delà du cas
Ubisoft. Il poserait les bases d’une responsabilité accrue des dirigeants, dans un secteur encore peu régulé sur le plan managérial. À l’image d’autres industries culturelles ou technologiques, le jeu vidéo a longtemps évolué dans une zone grise, où l’autorité créative servait souvent de paravent à des comportements abusifs.
Ce procès, s’il va au bout de sa logique, pourrait rebattre les cartes. Non seulement pour les victimes, mais pour l’ensemble d’un secteur en quête de maturité. Car derrière la success story d’un éditeur mondial se cache peut-être un exemple-type de gouvernance à repenser.