Il a quitté femme et enfants ce matin, sentant bien que ce ne serait pas sa journée mais bon, est-ce que sentir que ce ne sera pas sa journée est un motif pour ne pas aller au boulot ? Certainement pas. Vers 6:30 AM, Johnny Wormwood est donc monté dans sa voiture volante et a filé à travers la nuit éternelle qu’est devenu Chicago en 2023. La pluie, acide comme un yaourt, coulait sur son pare-brise. Connerie d’essuie-glace en panne, Johnny n’y voyait goutte, ça l’a mis en retard mais il a pu écouter jusqu’au bout l’émission où on parlait de fermer les magasins le dimanche.
Il est arrivé à l’immeuble DataDyne, gigantesque bâtiment de verre surplombant la métropole, vers 7:00 AM. Dans le hall d’entrée il a croisé tous ses collègues, Mark avec ses deux CMP150, l’air un peu fatigué derrière le casque qu’il portait sur le visage en toutes circonstances, Mike l’oeil rivé sur les deux ascenseurs arrivant sur le balcon à l’étage. Il est allé saluer les gars de la salle dite “des ordis”, remplie d’ordis et de types qui restent à côté de ces ordis toute la journée. En même temps il faut bien, c’est ces ordis qui contrôlent l’ensemble des communications externes de la DataDyne, et pour une société qui fricote avec des extraterrestres, c’est crucial. Il ne faudrait pas qu’une nana du genre Joanna Dark, la fameuse agent de l’institut Carrington, vienne mettre le boxon là-dedans.
Johnny Wormwood est-il au courant du complot que trame son entreprise avec les Skedar, ces aliens verts en guerre contre les Maians ? Franchement je ne sais pas, mais vu que DataDyne vend des armes, tout cela ne sent pas très bon. Johnny, lui, son travail c’est d’être installé derrière un bureau toute la journée, à l’avant-avant-dernier étage du building. Son ordi est bleu, comme tout le monde d’ailleurs, et en gros pour résumer il fait semblant d’écrire des choses dessus en gardant son CMP150 à la main au cas où, je ne sais pas, par exemple Joanna Dark arriverait.
Ben tiens la voilà qui arrive d’ailleurs. Elle est bien fortiche car elle a déjà dû dézinguer une dizaine de zigues pour parvenir jusque ici. Mais contrairement à eux, Johnny Wormwood aura le temps de voir le coup venir.
Ce matin à 7:34 AM, on croirait qu’il fixe son écran, mais il fixe en fait les grandes fenêtres du fond. A travers elles il distingue d’autres immeubles semblables au sien, quoiqu’un peu plus bas, qui se détachent dans la nuit ocre. Les voitures défilent, combien de taxis, combien de limousines emportant des gens importants vers les choses importantes qu’ils ont à faire ? Pas important lui, Johnny pense à sa femme et ses deux enfants, son CMP150 pointé vers le plafond. A sa gauche la porte coulisse. Il tourne la tête.
C’est Joanna Dark, bien sûr il n’a jamais vu son visage mais comment pourrait-ce être quelqu’un d’autre ? Tous les employés DataDyne ont été prévenus de son danger. Il se lève et veut crier She’s here ! pour avertir tout le monde mais ce n’est pas un cri qui sort, à peine une exclamation. Il pointe son CMP150 vers elle, elle est à quelques centimètres mais à peine a-t-il pu effleurer la gâchette qu’une sacrée manchette sur le bras lui fait lâcher l’arme.
Apeuré, il lève les mains. I’m only doing my job, se défend-il en tremblant, et c’est vrai, il ne faisait que son job, taper sur un clavier de pixels dans un univers de pixels. Mais Joanna aussi fait son job, et en plus elle a activé des cheat codes. Elle est invincible, armée jusqu’aux dents avec munition illimitées. Elle sort les mines télécommandées.
Quand la première mine vient se coller à sa poitrine, Johnny comprend le sort qu’elle lui réserve. Elle colle une deuxième mine sur sa jambe. Puis une autre sur l’autre jambe, puis les bras, puis la tête. Johnny Wormwood a du mal à respirer, il ne voit plus rien maintenant, ne peut qu’imaginer le visage de sa tueuse, plus rien ne sert de supplier maintenant qu’il a quatre kilos de mines sur lui. Il entend un bip et c’est fini.
Son corps carbonisé vole dans la pièce et passe par la fenêtre et file vers le pied du building. Il ne tombera même pas assez près de l’endroit où s’est posté Mike. Il ne touchera d’ailleurs jamais le sol. La mémoire de la console l’aura fait disparaître à peine la fenêtre franchie. Voilà la triste journée de Johnny Wormwood dans Perfect Dark 64, et le pire c’est que c’était la cinquante-quatrième fois au moins.
Attendant dans le couloir gris l’arrivée de James Bond, le Dr. Doak se remémore le briefing qui lui est arrivé par courrier :
Dr. Doak, svp donner à notre agent le décodeur qui lui permettra d’aller dans la salle où se trouvent les containers qu’il fera exploser. Ne vous inquiétez pas, on organise votre fuite.
Revenons vers vous asap,
Cdt
C’était il y a deux semaines. Depuis, le Dr. Doak n’a cessé de douter : vont-ils vraiment m’aider à m’échapper ? Mais il est trop tard pour faire marche arrière. James Bond va arriver d’une seconde à l’autre. Dehors, le vent glacé de l’Arkangelsk couvre les derniers hurlements des alarmes du barrage, qui n’ont plus aucun soldat à alerter : tous sont tombés sous les balles de la Couronne britannique. Là où il se trouve, le Dr. Doak entend se rapprocher, des entrailles du laboratoire, les échos pathétiques de la mort que 007 sème à coups de PP7 silencieux. Des râles de douleur rebondissent contre les murs puis s’évanouissent contre les portes blindées.
Hier le Dr. Doak attendait James Bond dans la salle avec de grands containers dont un est couché par terre. Il aime bien venir ici pour s’installer sur la plateforme surélevée au fond de la pièce. Il n’y a là qu’un ordinateur où se succèdent des lignes vertes, c’est l’endroit rêvé pour faire semblant de travailler.
D’ailleurs, ici, tout le monde fait semblant de travailler. Aujourd’hui le Dr. Doak a décidé d’attendre dans le grand couloir gris menant aux labos les plus importants. L’austérité des murs est à peine compensée par le carrelage blanc couvrant leur partie inférieure. Il a pensé – judicieusement – qu’en ne se mêlant pas aux autres scientifiques, il faciliterait la tâche de James Bond. Certes il s’ennuie un peu, n’ayant pour compagnie que deux soldats (l’un vieux à moustache, l’autre la bouche de travers) feignant d'être sur leurs gardes.
Mais passer la journée avec ses collègues scientifiques n’aurait rien de plus réjouissant. Ils ne se parlent pas, ne se disent même pas bonjour le matin, et font encore plus semblant de travailler que lui. A la limite, que le Dr. Doak ne fasse pas vraiment d’expériences, c’est compréhensible : il est agent double. Mais que les autres, avec tout le somptueux matériel dont ils disposent, erlenmeyers, fioles, fioles jaugées, béchers, ballons et tubes à essais, se contentent de rester debout, les bras ballants, devant leur paillasse, ça le met hors de lui. Quelquefois ils parcourent deux mètres pour se mettre celui-ci face à celui-là, puis restent là, à se fixer, sans se parler.
Mais voilà James Bond. Il arrive à toute berzingue, pas essoufflé pour un sou, par contre le torse et les jambes tachés de sang. Il est sans doute touché mais ne laisse rien transparaître de sa douleur. Un coup de KF7 Soviet à gauche, le soldat moustachu est mort. Un coup à droite, c’est au tour de celui qui a la bouche de travers. Les collègues du Dr. Doak se ruent vers la sortie de leur labo et se bousculent dans le couloir. Il est temps d’y aller, Dr. Doak, lui dit Bond. Le Dr. Doak a répété mille fois sa réplique : Vous aurez besoin de ce décodeur pour ouvrir la porte de la salle aux containers. Bonne chance, 007. Ainsi se conclut la rencontre.
Ne reste plus qu’à s’échapper car James Bond, armé de ses mines, va tout faire péter. Le Dr. Doak se met à courir, pas de manière inquiète, plutôt détendue même, mais pour aller où ? Il n’a pas eu de nouvelles du MI:6. Son extraction s’annonce mal. Il n’y a pas de sortie dans ce complexe, il le sait bien : la seule sortie est vers l’avant, là où James Bond va miner les containers. A Dieu vat : réfugié dans la pièce bleue où se trouvait auparavant un soldat dans le coin, mais dont ne reste pas même un cadavre, le Dr. Doak n’a plus qu’à courir en rond avec les autres scientifiques, sans se parler bien sûr, même dans ces ultimes instants où chacun pourrait se livrer, lui en avouant qu'il est un double agent, les autres en reconnaissant qu'ils ont toujours fait semblant de travailler, il s’agit de ne pas flancher, de rester digne jusqu’au bout, les uns courant sans fin contre le mur du fond, lui autour d’une table où sont renversés des tubes à essais où jamais un essai n'a été mené. Ici, tout le monde a toujours fait semblant.
Quelle famille quittent-ils, et quels amis les attendent ? Vers quoi roulent-ils dans ces quatre petits wagons ocres, tractés par une locomotive sans chauffeur ? Savent-ils seulement qu’ils tournent en rond depuis seize ans, les passagers du train du Kalimari Desert ?
Pour certains, un coup d’œil suffit. Tendez l’oreille et écoutez, à l’arrière du premier wagon, ce bruyant groupe de Maskass en route pour un séminaire. Ça rit beaucoup, mais ça a aussi l’air inquiet. Les résultats n’ont pas été bons, il va falloir assurer devant le boss, dit le Maskass jaune, refroidissant les trois autres en pleine esclaffade. Tu m’as envoyé ton benchmarking ? demande-t-il au Maskass bleu. Pris au dépourvu, celui-ci détourne l’attention : hé, matez la Toadette là-bas.
Elle est assise quelques rangs devant, seule près de la vitre. Ils la sifflent, l’interpellent. Elle a l’habitude. Elle feint de ne pas les entendre et plonge ses yeux dans le paysage, ce paysage qu’elle connaît par cœur, sable orange à perte de vue, à peine encombré de quelques cactus et d’un inselberg brunâtre. Une fois elle a cru voir, au sommet de ce monticule, un homme sur un cheval.
Elle connaît par cœur les quelques panneaux publicitaires longeant la voie, n’ayant que trop le temps de les observer vu la vitesse du train. Des publicités pour Yoshi, Mario, et un restaurant nommé Luigi’s. A un certain moment du trajet, si elle sort la tête par la fenêtre et qu’elle regarde derrière elle, elle peut apercevoir un panneau pour la compagnie Koopa Air. Un jour, si elle en a l’occasion, elle volera jusqu’à la Montagne Chocolat, loin de cette odeur de charbon ajoutant de la chaleur à la chaleur du désert.
En attendant, on s’occupe comme on peut. Heureusement, on peut suivre les courses de karts organisées sur une route qui croise régulièrement le chemin de fer. Y concourt tout le gratin du royaume Champignon, Mario, Luigi, même Bowser, et surtout la princesse Peach. Elle est toujours en tête bien sûr, accompagnée d’un Toad. Celui-ci a pris la fâcheuse habitude de ne pas freiner à temps lorsque les feux indiquent le prochain passage d’un train.
Souvent, la Toadette le voit, juste devant, se faire percuter par la locomotive. Il s’envole devant sa fenêtre dans un cri de douleur aigu, puis retombe, puis se fait à nouveau percuter, cirque infernal que ne brise que le passage du dernier wagon. Mais qui reprend de plus belle au passage à niveau suivant.
Ainsi passe le temps dans le train du Kalimari Desert, où un couple de Yoshi amoureux côtoie des Goombas faisant des allers-retours dans l’allée centrale, où des Koopas verts rentrent dans leur carapace quand un éclair déchire le ciel, où des Bob-Ombs manquent d’exploser à chaque secousse, où une Toadette rêve d’un voyage au sommet de la Montagne Chocolat.
Il vit là, royal, au sommet de la montagne orange, quelques prairies à ses pieds. Au loin se dessine, comme un aplat de pixels perdu dans un fin brouillard (c’en est un, de fait) le château de la princesse. Comment s’est-il retrouvé là, au sommet de la montagne ? Bien sûr le Roi Bob-Omb, enorgueilli de sa belle moustache blanche et de sa belle couronne jaune, ne le sait pas. On ne voit même pas de quelle façon, gros comme il est, il a pu arpenter le long chemin étroit qui mène désormais à lui. Mais qu’importe après tout, puisqu’il y est.
Le roi Bob-Omb est fier de son royaume, quoiqu’il ne règne après tout que sur quelques bob-ombs, goombas et koopas circulant au rythme d’une musique MIDI. Mais peut-être sait-il un peu, au fond de lui, que ce royaume est le premier, le tout premier, d’un nouveau genre de royaumes. Des royaumes qui s’étendent maintenant de tous les côtés. Des royaumes où l’on peut aller là et venir ici. Des royaumes où l’on vole vers des îles flottantes à coups de canon. Des royaumes où l’on pénètre en plongeant dans un tableau dont la toile est sensible aux remous. Peut-être comprend-il un peu, imperceptiblement, que nombreux seront ceux qui se souviendront de son royaume et de lui, même au bout de vingt ans. Ce n’est pas donné à tout le monde, pas même à tous les rois. Et sachant cela, même aussi peu qu’il le sache vraiment, le Roi Bob-Omb a peut-être le droit de se laisser aller à une forme de suffisance.
Que croyez-vous alors qu’il se produit quand lui parvient Mario, le petit homme à moustache en salopette bleue et casquette rouge qui s’est déjà maintes fois illustré ? Accompagné, de surcroît, d’un Lakitu filmant tout depuis son petit nuage, comme s’il y avait de quoi se vanter, comme si cela allait intéresser des gens. Au fond de lui, il doit l’admettre, le Roi Bob-Omb admire Mario : dieu sait par quel miracle, il a survécu aux crocs du chomp pourtant intelligemment installé en bas, près d’un chemin. (Mais peut-être sa laisse, comme l’avait suggéré le roi Bowser, était-elle trop courte.)
Enfin, qu’importe, aussi brave soit Mario, le Roi Bob-Omb va s’occuper de lui personnellement. Ça lui passera le temps, lui qui n’a rien à foutre de la journée à part admirer le paysage et s’enorgueillir de son royal fessier. Il en est d’ailleurs si fier, de ce fessier, qu’il ne peut pas s’empêcher de l’évoquer devant Mario : je suis le Roi Bob-Omb, seigneur des explosions, déclare-t-il tout-de go. Et de promettre une étoile de puissance, à condition que Mario le jette au sol. Es-tu capable de soulever mon royal fessier ? La réponse vient sans tarder : oui.
La première fois que le Roi Bob-Omb se trouve soulevé par Mario, il se dit que ce n’est pas possible, qu’il ne peut pas être si fort. Mario le jette à quelques mètres, ça fait très mal et des étoiles. Le roi s’énerve un peu. Il n’avait pas vu venir ce coup. Il va se tenir sur ses gardes mais voilà que Mario est repassé derrière et qu’il le soulève à nouveau et qu’il le rejette au sol. Un oumpf métallique lui échappe, il se relève. Cette fois c’en est trop. Il se déplace plus lourdement pour effrayer le plombier : peine perdue, celui-ci lui refait le même coup, pas loin du vide de surcroît.
Mario lance le Roi Bob-Omb vers le bord. Le roi ne peut rien voir d’autre que le ciel, il croit qu’il va tomber de cent mètres et s’écraser, se ratatiner en bas, ridicule sous les yeux de ses goombas qui en plus ne comprendront même pas ce qu’ils voient, la chute lui paraît infinie mais total non, au bout d’un instant son royal fessier a heurté le sol. Il est vivant mais trois humiliations, cela suffit. Mieux vaut accepter la défaite, quitte à qualifier l’adversaire de petit bonhomme de rien du tout, en lui promettant que cela ne sera pas aussi facile contre le grand Bowser.
Autant lui filer l’étoile. Et puis de toute façon, n’aura-t-il pas l’occasion de prendre sa revanche ? Il suffirait que Mario choisisse l’étoile sur l’écran du départ, il le sait si bien qu’il le lui dit. Mais le fera-t-il ? Au fond de son petit cœur de bob-omb le roi le souhaite ardemment, au moment de dire à bientôt. Puis d’éclater et de libérer l’étoile, la première de toutes, la plus belle sans doute, l’étoile originelle sans laquelle 119 autres n’auraient aucune raison d’exister, pas plus que d’autres royaumes, des royaumes de bateaux engloutis et de murènes géantes, des royaumes enneigés où règnent des pingouins amateurs de toboggans, des royaumes de nuages et de bateaux volants, des royaumes de champignons et de singes farceurs, des royaumes d’horlogerie et des royaumes de sable, des royaumes de lave et des royaumes fantômes, et d’autres royaumes plus tard sur d’autres planètes ailleurs.
Par un matin somptueux de banalité Michel devant aller au lycée enfourcha un vélo et quitta la ville. Il avait abondamment neigé la nuit. En peu de temps, Michel atteignit la lisière de la cité et découvrit face à lui des champs blancs un peu vallonnés. Il fut heureux d'être là et pas ailleurs. Non pas que Michel n'aimât pas le lycée : levé à 5h59 heures ce matin, le radio-réveil s'étant mis en route pile à l'heure d'une publicité pour Leclerc - la famille de la pub était contente aujourd'hui comme hier et demain car aujourd'hui dans vos magasins Leclerc c'était la tourte origine France qui était à 6,99 euros le kilo au lieu 10 euros, une affaire que Philippe n'allait rater pour rien au monde mais pas de chance sa belle-mère viendrait faire les courses avec lui ! mdr -, Michel avait suivi scrupuleusement tout le protocole présidant habituellement à sa préparation pour une journée de cours normale.
Il avait d'abord petit-déjeuné en regardant la rediffusion des Z'Amours sur France 2 puis était allé dans la salle de bain où il avait essayé en vain de produire quelque chose sur le siège des toilettes en lisant ce qui lui passait devant les yeux, en l'occurrence une BD. Ensuite il s'était lavé et appliqué à se coiffer comme il fallait car il y avait cette fille au lycée et il sentait qu'il y avait moyen, qu'elle l'aimait bien, mais ne sachant comment s'y prendre, il s'appliquait à tout le moins à être bien coiffé, car cela pourrait peut-être faire la différence un jour.
Puis Michel avait préparé son sac à dos et s'était mis en route tandis que ses parents et le jour un petit peu aussi se levaient et c'est à ce moment-là qu'il prit le vélo et quitta la ville pour la campagne, ce que je vous ai déjà dit. Il roula longtemps le long des champs, réfléchissant à tout un tas de choses sûrement passionnantes pour lui mais pas vraiment pour nous.
Michel aurait aimé voir des vaches mais il n'en vit pas. Il aurait aimé voir des renards mais il n'en vit pas. Il aurait aimé voir le soleil mais il n'était pas vraiment là bien que la lumière fût très vive. Il n'aurait pas aimé en revanche – et il n'aima pas – qu'une grosse voiture vînt le doubler pour se mettre à son niveau et que la vitre se baissât pour laisser apparaître la mine d'un garçon de son âge environ qui lui eût dit oh enculé ! qu'est-ce que tu fous sur mon vélo ? Flûte, Michel n'y avait pas vraiment réfléchi mais en effet ce n'était pas son vélo, cela pouvait difficilement l'être vu qu'il n'en avait pas. Il ne répondit rien. Arrête-toi enculé lui hurlait le jeune homme en voiture tandis que derrière dépassait la tête de ce qui semblait être son père, qui disait lui aussi des choses à Michel mais que Michel n'entendait pas.
Mitigé à l'idée de rendre le vélo, il continua sa route jusqu'à ce que miracle ! Un chemin se présenta à droite ; il l'emprunta. Au bout du chemin se trouvait l'entrée d'une forêt qui, bien que dénudée par l'hiver, saurait sans doute se montrer accueillante. Il n'y avait que deux cents mètres, guère plus, avant la lisière, mais le chemin grimpait et il y avait de la neige et des traces de roues de tracteurs et Michel finit tout simplement par perdre l'équilibre, tomber et se casser une jambe. Il fut bien vite rejoint par l'autre et son père, c'est ce dernier d'ailleurs qui l'agrippa par les cheveux pour le relever et lui demander ça va dans ta tête tu te prends pour qui là hein ? Sans réponse de Michel, il le lâcha puis ramassa le vélo et lui et son fils remontèrent en voiture, laissant notre héros seul sur un chemin de campagne enneigé à 7h45 d'un matin somptueux de banalité. On accusa ensuite la neige et le froid et la solitude et les jeux vidéo d'avoir tué un lycéen sans histoire – autre que celle que je viens de raconter.
Je viens de finir The Walking Dead de Telltale, quel incroyable jeu. Il me faudra du temps, je pense, pour bien comprendre toutes ses implications sur ma façon d'aborder habituellement les jeux. C'est une oeuvre qui redéfinit totalement le rapport du joueur au héros, et du héros aux autres personnages, un peu comme ont pu le faire Bioshock (en pointant la servilité volontaire du joueur obéissant aveuglément aux ordres de "la voix", celle qui nous dit comment vaincre le jeu dans tous nos jeux) et Braid (en renversant, dans son tableau final, tout le sens de ce pour quoi on croyait se battre).
The Walking Dead est un long travail, un travail en profondeur sur le joueur qui prend tout son sens dans le dernier épisode, lorsque vient le moment où un homme (et, en fait, le jeu lui-même) connaissant tous les choix cruciaux que l'on a fait, nous demande d'en répondre, et bien sûr lorsque vient le moment d'abandonner le héros à son sort en faisant en sorte que Clementine s'en tire le mieux possible.
A ce moment, le jeu interroge son propre dispositif en nous demandant de donner des ordres à Clementine à travers Lee : concrètement, cela ne change rien dans le gameplay, et c'est justement cela qui compte : nous avons eu l'impression d'incarner quelqu'un, Lee, que nous avons façonné à notre image autant que nous nous sommes conformés à celle que nous lui avons construite, et voilà que le jeu montre que contrôler Lee ou contrôler Clementine, finalement, cela ne change rien pour le joueur. Cela consiste toujours à pointer quelque chose avec un curseur et à cliquer pour qu'il se produise un truc, à donner un ordre à un personnage de façon directe ou indirecte. Cela pose en définitive la question de la place du joueur au sein même du jeu. Qu'ai-je été jusque là ? Un spectateur construisant petit à petit la série qu'il voulait voir ? Ou bien un héros, un homme, qui s'est attaché à une gamine et qui veut tout faire pour la sauver ? Mais cet homme, le jeu nous le dit, n'a plus que quelques instants à vivre avant de basculer dans un autre monde. Quel a été mon rôle jusque là, et que contrôle-t-on, en tant que joueur, quand on contrôle un cadavre en puissance ? Ce sont toutes ces questions qui ont surgi, ou plutôt qui se concrétisées après avoir traîné tout le long du jeu, à ce moment là.
J'évoque aussi rapidement la question des choix, qui est bien sûr au coeur de The Walking Dead. Il était question ici ou là du fait que ces choix n'ont finalement pas tant de conséquences que cela sur la suite du jeu. Mais ce n'est pas cela qui compte. Les conséquences, qu'il y en ait ou pas, ce n'est pas le plus important : ce qui compte, c'est les choix qu'il a fallu faire et le fait qu'il ait fallu les faire, et ils étaient souvent déchirants. Dans la vie, beaucoup de choix n'ont pas de conséquences mais on l'ignore, alors il faut les faire. The Walking Dead transgresse ce qui rend le jeu vidéo unique par rapport aux autres arts : le fait de pouvoir mesurer les conséquences de chacun de nos actes directement, et de pouvoir choisir de changer notre façon de faire pour provoquer d'autres conséquences. Pour bien jouer à The Walking Dead, et le jeu nous y incite en limitant les sauvegardes et en nous empêchant de passer les cinématiques, il ne faut pas revenir sur les décisions que l'on a prises, recharger la dernière sauvegarde pour changer une réponse : on a simplement fait ce qu'on pensait juste, ou on n'a pas eu le temps de choisir car la situation n'en laissait pas le temps, mais ce qui est fait est fait. Le jeu ne nous sanctionnera pas en étant plus dur ou plus facile ; c'est à nous de nous demander pourquoi l'on a agi comme ça.
On se demande parfois, devant un film ou une série dans laquelle les personnages doivent prendre des décisions cruelles, ce qu'on ferait à leur place, et l'on frissonne un peu car ce serait affreux et en même temps quel bonheur de ne pas avoir à les prendre là, maintenant. Eh bien The Walking Dead nous prend au mot et nous dit : voilà ces affreuses situations et maintenant prenez une décision. Et à ce moment là, il n'est pas question dans notre tête de savoir si le jeu sera plus facile ou pas après ; il n'est question que de savoir ce qui serait le mieux pour survivre en pareille situation, savoir à qui l'on tient le plus, qui il va falloir abandonner, les principes qu'il va falloir oublier ou au contraire défendre aussi longtemps que possible. Bref, des dilemmes moraux dans tout ce qu'ils ont de cruel, loin, très loin, de la perversité qu'ils dissimulent souvent dans d'autres jeux comme Bioshock (tiens, le revoilà), où il s'agit avant tout de choisir en fonction de ce que cela nous permettra ou non de faire ensuite.
Voilà les choses que je voulais écrire un petit peu en vrac après avoir fini The Walking Dead.
Oh, je crois bien que je suis en train d'écrire un post de blog, cette émotion. Pourquoi ce geste, alors que je ne sais même pas ce que je raconte ? Et pourquoi pas après tout ? Je suis libre.
Voilà. J'ai écrit tout ce que j'avais à écrire jusqu'à un autre jour, plus tard, où je vous raconterai une histoire.
Dans cette histoire, je serai seul en voiture sur une route de Meurthe-et-Moselle, direction le sud du département, à la lisière des Vosges, là où naissent les images et où meurent les enfants.
Il fera nuit, je roulerai en silence. Je connaîtrai la route car je la connais déjà. A gauche, au-delà de quelques arrondis se dessinant dans la nuit, il y aura, en haut de la colline de Sion, la statue de la vierge éclairée.
A droite de la colline de Sion, il y aura, comme toujours à cet endroit, le grand crocodile assoupi. Il roupillera tranquillement, attendant, ainsi qu'il l'a fait depuis treize ans, que les arbres arrachés au sommet de son crâne par la tempête repoussent.
Dans cette histoire que j'écrirai un jour si Dieu le veut, au moment où je regarderai le crocodile assoupi et la colline de Sion, une grande ombre noire et volante et silencieuse dépassera la voiture par la gauche. Une aile frôlera mon visage avec la douceur du nouveau Soupline qui fait que les peaux de bébé sentent comme du coton.
L'ombre noire passera devant moi et viendra voler dans les phares. Son envergure dépassera à l'aise la largeur de la voiture. Elle fera battre ses ailes lentement, car un battement de rien du tout lui permettra de s'élever très haut, je sentirai cette puissance jusqu'au fond de mes tripes.
Je fixerai obstinément ce volatile noir me précédant dans les virages tortueux de la route. Je le fixerai tant et si bien qu'au moment de prendre un virage, la silhouette noire continuera tout droit et moi aussi.
Je volerai un instant, le crocodile assoupi et la colline de Sion face à moi maintenant, le volatile toujours à moins d'un mètre et je me cognerai au plafond quand la voiture heurtera le sol une première fois, puis au sol quand le plafond heurtera le sol, puis un boîtier de disque négligemment posé sur le fauteuil passager viendra me heurter le coin de l'oeil, puis je cracherai un peu de salive en faisant RHEU tout en pensant bah tiens t'as bien l'air con là tout en me disant que j'aimerais que ça s'arrête tout en réfléchissant à mes chances d'en sortir vivant tout en ne voyant pas s'approcher le mur d'une maison en pierre installée va savoir pourquoi au pied de cette pente dont on ne sait d'ailleurs pas ce qu'elle fait derrière ce virage dont on ignore par ailleurs pourquoi donc il tourne sur cette route dont on peut interroger la légitimité à se laisser rouler dessus par des voitures dont on peut questionner la pertinence à l'heure où il est temps de penser à la Terre dont on admettra qu'elle a été mal conçue par Dieu dont on ne sait d'ailleurs pas s'il existe, celui-là.
Dans l'histoire que j'écrirai un jour pour vous, pour vous divertir un peu par une blême soirée de septembre, je me retrouverai donc encastré dans un mur après avoir connement suivi un corbeau ou ce genre de chose venu voler devant moi. Mais JE NE SERAI PAS MORT, voilà l'information principale. Pas comme Michel à qui j'avais fait subir un sort similaire, je ne sais pas si vous vous souvenez ou si même seulement vous l'avez lu, en tout cas moi je ne me souvenais pas de l'avoir écrit comme ça et en plus je ne m'emmerde pas, je reprends à moitié des trucs déjà écrits maintenant, remarquez d'autres le font, ça doit être bien.
Je sortirai de la voiture et puis je vivrai encore un tas d'aventures, des aventures que je vous raconterai donc dans l'histoire que j'écrirai. Quant à savoir comment elle aura commencé, ça je l'ignore, je ne sais pas commencer les histoires.
On ne va pas tergiverser : si je viens vous écrire aujourd'hui, en ce doux matin de mars, c'est uniquement pour me défouler de deux choses qui m'ont énervé. Je vais tout simplement les lister ci-dessous, précédées chacune du numéro qui leur correspond dans un ordre absolument arbitraire.
1.
Permettez-moi d'abord de m'élever contre une nouvelle "campagne choc". Les campagnes CHOC, vous les connaissez, tout le monde les connaît, les médias les relaient toujours complaisamment, ravis d'avoir des images CHOC à montrer, estimant à chaque fois d'ailleurs que la cause défendue par ces associations est bonne. Dans le cas d'espèce, on a vu apparaître hier une nouvelle "campagne choc", cette fois pour l'euthanasie. Il n'est pas question ici pour moi de trancher la question de l'euthanasie, je n'ai aucun avis définitif sur le sujet.
Et donc les concepteurs de cette campagne ont eu cette idée de génie : mettre en scène des politiques sur leur lit de mort pour "interpeller" les candidats à la présidentielle. MALINS LES MECS. ORIGINAL. J'imagine leur joie quand ils ont trouvé le concept, "ah oui ça va être choc, c'est sûr ça fera bouger les choses" ont-il dû se dire.
Voilà le résultat par exemple :
Ce n'est pas comme si leur campagne était la trente-sixième à photoshoper des politiques pour choquer. Ce n'est pas comme si ce genre d'initiative fonctionnait. Croient-ils être les premiers à avoir eu l'idée, comme si quelqu'un inventait aujourd'hui le concept d'une émission de téléréalité en suggérant de mettre des gens dans une maison et de les filmer pendant trois mois ?
Alors sachez-le : je prépare pour ma part une campagne choc contre les campagnes choc. Celle-ci mettra en scène Hitler qui met en scène Marine Le Pen amputée d'un bras dans un lit d'hôpital, avec à ses côtés une échographie sur laquelle on reconnaît Nicolas Sarkozy en train de fumer avec un téléphone dans la main et en grandes lettres capitales cette question : EST-CE CELA QUE VOUS VOULEZ ? Je trouverai la cause plus tard, ce n'est pas le plus important.
Oh, et ne croyez pas que seules les campagnes choc avec des politiques m'énervent. Je ne supporte plus non plus celles de la sécurité routière avec leurs vraies images de vrais accidents, plus violentes chaque année, mais jusqu'à quel point ? Jusqu'où pensent-ils devoir aller pour leur bonne cause ? Il serait temps d'arrêter de relayer complaisamment ce genre d'initiative.
2.
J'ai bien aimé le film Drive, à tel point que je l'ai acheté en DVD au prix fort. Cela m'arrive très rarement. D'habitude j'attends les baisses de prix et les offres promotionnelles.
A titre personnel, si j'achète un DVD d'un film, c'est pour y trouver l'oeuvre sous sa forme la plus pure, débarrassée des encombrements d'une projection au cinéma (donc sans réclames avant et sans voisin qui respire fort) et d'une diffusion à la télévision (donc sans publicité au milieu et en VO). Voilà pourquoi je me suis trouvé fort déçu quand, lançant mon DVD de Drive, je suis tombé sur une publicité d'une bonne trentaine de secondes pour la marque de pneus Goodyear.
Car oui c'est une film sur les bagnoles vous comprenez, donc ceux qui achètent ce DVD sont forcément des amateurs de voitures qui n'attendent que de savoir quels pneus ils vont acheter pour enjoliver la leur.
Suivaient quelques bandes-annonces pour promouvoir le reste du catalogue du distributeur, ce qui ne me gêne pas, et puis quand même, avant d'accéder enfin au menu, une autre publicité, d'à peine une seconde, pour la radio RMC, partenaire du film. "RMC C'EST LA QUE CA SE PASSE". Ah ben oui tiens, d'ailleurs au lieu de regarder mon film je préfèrerais écouter une radio de droite où les gens se plaignent que la viande est halal.
Je ne sais pas si les responsables de ce crime publicitaire me lisent, mais je tiens en tout cas à faire savoir ceci :
- J'estime qu'investir 20 € dans un DVD doit suffire à me prévenir contre les agressions publicitaires. Rien ne justifie la présence de ces réclames. Jusqu'à maintenant, les DVD, vendus au même prix, n'en montraient pas (pas à ma connaissance en tout cas). Ce film a été largement rentabilisé, et quand bien même il ne l'aurait pas été, cela ne le justifie pas.
- Je n'ai pas acheté ce film en DVD pour "faire un bon geste" alors que j'aurais pu le pirater. Je l'ai acheté parce que je l'aime et que je voulais avoir le DVD. Mais polluer ma vision de réclames publicitaires alors que je me suis procuré ce film dans sa version la plus chère (plus chère que la séance, plus chère que la location, plus chère que la VOD, et plus chère évidemment que le piratage) m'amène à m'interroger sur le respect que les concepteurs de cette galette pensent devoir à leurs clients. Pour moi, mettre de la publicité sur un DVD s'apparente à un piratage (au sens de "détournement") de l'oeuvre : un film n'est pas et ne doit pas être un véhicule publicitaire. J'aurais eu moins d'encombrement visuel en téléchargeant le film illégalement.
- Enfin, puisque l'on en est à mettre des publicités dans les DVD, alors qu'il me soit permis de suggérer, à tant faire, de mettre de la publicité dans les disques musicaux ! Une pub pour Carrefour avant d'écouter le dernier Bob Dylan, POURQUOI PAS. Après tout, ceux que ça gêne pourront tout de suite passer à la piste suivante. Sûr que ça fera reculer le piratage...
C'est pourquoi je jure, mais un peu tard, qu'on ne m'y prendra plus.
Résumé des deux premières parties : Vingt-quatre personnes, dont Michel, sont bloquées sur un escalator en panne depuis deux jours. Nul ne sait si ces naufragés se sortiront de ce mauvais pas. Le dénouement est à lire ci-dessous.
Partie 3.
C’est à ce moment là, vers dix-sept heures trente, que Robert, un des types que je n’ai pas signalés au début, piqua sa crise, mais bordel qu’est-ce que c’est que ce bordel, un escalator en panne et personne ne bouge, ça veut dire quoi, dans quelle société vit-on à la fin, tu viens faire des courses dans un centre commercial et là pauvre con la seule chose qui peut t’arriver c’est que ton escalator tombe en panne alors que les escalators ne tombent jamais en panne, c’est pourtant bien connu, mais enfin alors après les trains et les bus et la poste toujours en grève c’est la grève des escalators, alors même les machines font grève maintenant ? Marre !
Le ton était virulent mais chacun, en son for intérieur, approuvait le propos. Sur quoi pouvait-on encore compter dans cette société ? Les fondations sur lesquelles chacun avait construit sa vision du monde et de la vie s’effondraient. A quoi bon faire des enfants, s’interrogea Sophie, si on ne peut pas leur laisser des escalators en état de marche ? A quoi bon bosser toute la journée, se demanda Hamed l’ouvrier, si c’est pour passer autant de temps sur un escalator en panne ? A quoi bon les 5-7 s’ils se transforment en 5-5 ? questionna Denis. Chacun des naufragés plongea au cœur de son âme, cherchant à savoir ce qu’une vie peut bien valoir quand on la passe sur un escalator en panne.
Je ne m’étendrai pas sur les 97 heures qui passèrent ensuite. Ce serait obscène. Il y eut des morts, même des enfants, même des chiens. Il y eut des pleurs. Il y eut des rires, aussi, quand l’espoir renaissait. Parfois, les techniciens laissaient entendre qu’ils étaient proches de trouver une solution. Mais ils ne la trouvèrent pas. Et au cinquième jour, tous les passagers de l’escalator D étaient morts. Morts de faim, de soif, de fatigue ou de désespoir. Tous sauf un — tous sauf Michel bien sûr, sinon je n’en aurais pas fait mon héros, vous l’imaginez bien.
Depuis le soir du deuxième jour, les médias s’interrogeaient : où la société a-t-elle dysfonctionné ? Jacques Attali fut invité au journal de David Pujadas. Lui-même dut admettre son impuissance à envisager une solution. Eric Zemmour estima qu’il fallait chercher du côté de l’impuissance masculine causée par un féminisme par trop combattif. Mais son paradigme montra ses limites : ce qu’il disait n’avait rien à voir. Yves Calvi s’interrogea : l’islamisme est-il responsable ? L’hypothèse était belle, hélas il y avait trois Arabes sur l’escalator, ça la décrédibilisait un peu. « Escalator et à travers », titra Libération. « La gauche embarrassée par le phénomène des escalators truqués », titra Le Figaro. « De quoi les escalators sont-ils le nom ? » s’interrogea Slate.fr. Acrimed fit un article pour dénoncer tout ça, qui ne servit à rien. Tout était normal.
D’aucuns voulurent aider les naufragés. Patrick Bruel organisa un concert surprise au pied de l’escalator, « pour vous dire que toute la France vous soutient… toute la France est derrière vous ». C’est pendant ce concert que l’un des deux lycéens mourut.
A la fin donc, il ne resta qu’un survivant : Michel. Il était 18 heures. L’escalator était bloqué depuis 123 heures. Michel était assis sur une marche, entouré des cadavres de ses compagnons. On commençait à se demander s’il n’était pas mort lui aussi quand soudain, il bougea le bras. Il sortit de sa poche un casque et chercha dans les menus de son téléphone la belle chanson du film Drive, « Real Hero » de College. Il mit le casque sur ses oreilles et la chanson en route.
Il resta encore assis deux minutes, écoutant la musique et les paroles, observant les appareils photos et les caméras en contrebas. Puis il posa une main sur la rampe de l’escalier. Il se dressa sous le crépitement des flashs ; les envoyés spéciaux des télévisions avaient enfin une information ; quelqu’un s’était levé.
Une fois debout, Michel ôta son casque un instant, le temps de prononcer quelques mots. Personne ne les entendit ; aucun micro ne capta sa voix. Aujourd’hui encore, nul ne sait ce qu’il a dit. Après quoi, il tourna les talons et parcourut lentement les quelques marches qui le séparaient du premier étage. Sa silhouette disparut au coin du magasin Sephora, laissant derrière elle tous les pompiers, tous les journalistes, tous les badauds, toutes les familles de France devant leur télévision, tous les morts de l’escalator D, tous les pays européens en crise, tous ceux qui ne pensent pas à marcher quand c’est tout ce qu’il suffirait de faire. Je crois savoir que Michel jura alors, mais un peu tard, qu’on ne l’y prendrait plus.
Résumé de la partie 1 : Un escalator est tombé en panne. Vingt-quatre personnes sont bloquées dessus depuis dix minutes. Parmi elles, Michel.
Partie 2
Dans chaque situation tragique, avait déjà pu observer Michel avec toute l’acuité d’un jeune homme du début de millénaire, perce l’espoir d’une réconciliation humaine que nul n’aurait imaginée. Plus jeune, Michel prenait le bus chaque jour pour se rendre au lycée du centre-ville. Entre deux pensées pour celle qu’il retrouverait dans une vingtaine de minutes et qui, la veille, s’était tournée vers lui en cours d’histoire pour lui jeter un regard qui en disait long, il avait beaucoup observé ses semblables. Et, comme quiconque regardant avec attention les faits et gestes des autres, il en était venu à les mépriser. Ils ne lui semblaient jamais à la hauteur des enjeux, qui s’énervant pour une porte pas ouverte sur le trottoir sitôt le bus à son arrêt, qui cherchant d’un regard désespéré une place assise dans le sens de la marche, sans quoi son voyage ne serait qu’un pépin de raisin libérant son amertume sous la dent.
Mais il suffisait par exemple, sous l’abribus, que la pluie se mît à tomber averse sans crier gare — rien que de très normal pour de l’eau, après tout — et aussitôt les prochains de Michel tissaient des liens, à l’abri du mobilier urbain. Les voix presque couvertes par le ramdam des gouttes s’écrasant vigoureusement sur la vitre au-dessus de leur tête, les vieux et les jeunes parlaient entre eux, chacun confortant l’autre dans le sentiment que décidément, c’était une sacrée averse, et que même s’ils l’avaient dit à la météo, on n’aurait pas imaginé que ce serait à ce point.
Pourquoi je raconte ça ? Parce que Michel se remémora tous ces jolis moments lorsque ses voisins d’escalator commencèrent à partager leurs sentiments sur l’expérience qu’ils traversaient. La dame au chien, Bernadette, dit à la mère de famille, Sophie, que ce n’était pas banal quand même, qu’elle n’avait jamais vu ça ; la mère de famille répondit qu’elle non plus ; visiblement elle n’avait rien à ajouter mais Michel sentit bien qu’elle aurait aimé pouvoir en dire plus. Plus le temps passait, plus les passagers se détendaient. En dessous d’une minute, une panne n’est pas gênante. Entre une minute et vingt minutes, elle est inquiétante. Au-delà, elle devient une formidable aventure humaine que l’on raconte avec plaisir à ses amis à la prochaine soirée.
Ce que l’on appellerait plus tard « la catastrophe de l’escalator D » fut, quelques heures durant, le moment le plus excitant de la vie de vingt-quatre personnes.
De toute façon, on ne va pas nous laisser ici sans rien faire : c’était désormais l’avis partagé par chacun. Six heures avaient passé depuis le début de la panne. La logique voulait que ces vingt-quatre citoyens honnêtes soient secourus au plus vite. Ils voyaient bien autour d’eux la foule s’agglutiner pour observer cet étrange spectacle. Les médias étaient là. Nous ne sommes pas seuls et personne ne peut nous abandonner ! lança Denis, l’homme avec sa maîtresse, Anne. Oui ! confirma celle-là en se tournant vers le visage de son amant pour lui dire : En tout cas, toi tu ne m’abandonneras pas hein ?
La suite donna raison à Denis et Anne : on n’allait pas les laisser sans rien faire. Des pompiers établirent un périmètre de sécurité au bas de l’escalator. De son porte-voix, l’un d’eux dit : Mesdames, Mesdemoiselles, Messieurs, pas d’inquiétude : des réparateurs arriveront d’une minute à l’autre pour remettre cet escalator en état de marche. Dont acte : deux réparateurs arrivèrent. Ils ne trouvèrent rien. Au reste, aucune des équipes qui se relayèrent pendant les cinq jours que dura la catastrophe n’y parvint.
Au deuxième jour de panne, alors que chacun souffrait de faim, de soif et de fatigue, on découvrit que le sans-papiers, qui demeurera également sans-nom, était raide comme un cadavre. Et pour cause, il en était devenu un.