Allez, il est peut-être temps de publier ce truc sur la littérature et Lou Reed dont je vous avais parlé. J’attendais d’avoir ma note pour m’assurer que ça en valait la peine, même si je n’étais de toute manière pas mécontent de moi, ne serait-ce que parce que l’écriture de ce petit dossier avait été l’occasion de creuser dans son œuvre et d’admirer plus encore sa grandeur. Mais bien que ma professeure ait validé la qualité de mon travail, je voulais le retoucher avant de le publier ici. Ce que vous pourrez donc lire ne sera pas la chose telle que je l’ai rendue mais telle que je la veux : en clair le fond ne bouge pas mais la forme se libère un peu. Je divise la publication de ce dossier en plusieurs parties pour des raisons pratiques, puisque je veux également publier les textes — et leur traduction, pas forcément parfaite puisque j’en suis responsable et ce fut une aventure d’en traduire certains — des chansons les plus évocatrices de ce lien entre Reed et la littérature. Sur le blog du NouvelObs vous pourrez même écouter les chansons qui n’auront pas été trop grosses pour le podcast, joies de la technologie.
Par ailleurs, je sais que ce dossier pourra donner l’air un peu vain, ben oui à quoi ça sert de montrer l’importance de la littérature chez Lou Reed ? Pour être franc ça ne sert pas à grand-chose sauf pour les fanboys qui, comme moi, sont toujours ravis lorsqu’une occasion d’admirer un peu plus leurs idoles se présente. Je veux donc replacer ce dossier dans son contexte : il s’agissait d’un travail personnel à rendre dans le cadre d’un cours intitulé Littérature & Modernité, dont le dessein était d’étudier les différentes apparitions de la littérature dans notre quotidien — publicité, cinéma, musique, produits dérivés ou même enseignes de magasins. Son intérêt se limite par conséquent à cela, de voir à quel point la littérature peut être présente dans l’œuvre d’un musicien, et même dans sa vie — mais la vie d’un musicien c’est sa musique, haha. En revanche, la version audio du dossier vous permettra d’écouter de la bonne musique gratuitement.
Version audio
LOU REED ET LA LITTERATURE
A la fin des années 60 et au début des années 70, quelques artistes américains s’entichent de la poésie. Allez savoir ce qui leur prend, en tout cas ça a l’air de devenir leur vie. C’est le cas de Jim Morrison qui décide qu’il sera Rimbaud et publie un recueil de poèmes. Pendant ce temps Bob Dylan montre que le rock peut se doter d’une écriture finaude, et on voit même une poétesse prendre l’initiative à 29 ans de mettre ses textes en musique, elle s’appelle Patti Smith, son premier album, Horses, paraît en 75 et elle m’a mis un coup de pied au cul le 29 juin dernier, je pense que je ne l’oublierai pas. De son côté notre Lou Reed donne naissance en 1965 et après divers balbutiements au Velvet Underground.Il accouche de ce groupe, qui a déjà eu deux autres noms, avec l'aide son ami John Cale et deux acolytes, Sterling Morrison et Maureen Tucker. Pour le Velvet Lou écrit des textes dont la grande préoccupation est de ne pas ressembler aux habituelles paroles que servent le rock et la pop à ce moment. L’ambition de Lou est d’ailleurs relativement simple puisqu’il veut, pour résumer, marier la littérature et le rock afin de donner naissance à une musique adulte.
Alors, à quelle école littéraire Lou Reed s’est-il formé ? Et comment cette formation se retrouve-t-elle dans ses chansons ? S’il est impossible de lister toutes les références littéraires cachées dans ses textes, on peut constater que son amour pour la littérature s’est exprimé sous différentes formes dans sa production musicale, que souvent ce sont les mêmes auteurs qui reviennent, et que Lou Reed lui-même est aujourd’hui (auto-)considéré comme un écrivain dont certains auteurs revendiquent carrément l’influence.
EDUCATION LITTERAIRE
Au fondement de la culture littéraire de Lou Reed se trouve Delmore Schwartz. Poète américain mort d’éthylisme en 1966 à 53 ans, il est le professeur du Lou, qui passe alors une licence de littérature anglaise à l’université de Syracuse. Très vite, Lou tombe sous le charme de Schwartz, s’inscrit à tous ses cours et ne cesse de traîner avec lui. Les deux hommes auront des discussions interminables sur la littérature, et Delmore demeurera pour Lou une incarnation de l’idéal de l’écrivain. Lou :
« Quand je l’ai rencontré, il était vraiment sur la mauvaise pente. Mais il était en même temps si charmant, drôle, talentueux et intelligent. J’ai été terriblement marqué par son discours et ce qu’il écrivait, surtout In Dreams Begin Responsabilities
, une des meilleures nouvelles jamais écrites. Elle fait peut-être quatre pages, c’est l’histoire d’un homme qui va voir un film. J’ai toujours pensé que si je pouvais écrire rien qu’un titre aussi bon que ce que faisait Delmore, ce serait tout à fait remarquable ». Schwartz est certainement celui qui fait découvrir et comprendre Shakespeare et Joyce, deux de ses références récurrentes, à Lou Reed :
« Delmore me lisait des morceaux choisis de Finnegans Wake [de Joyce]
. Et là, je comprenais tout. Mais seul, j’étais incapable de le lire ».
De nombreuses fois Reed évoque Schwartz dans les textes de ses chansons. Parmi les démos du Velvet Underground enregistrées en 1965 dans l’appartement de John Cale, on trouve une chanson nommée Wrap Your Troubles Into Dreams, titre qui semble être une réponse à celui de la nouvelle de Delmore.
En 1982 Reed publie The Blue Mask, dont la première chanson, la fabuleuse My House (texte ci-dessous) est un hommage rendu à Schwartz :
Ma maison est très belle le soir / Mon maître et ami y occupe sa propre chambre / Il est mort — le Juif errant enfin en paix / D’autres amis ont posé des pierres sur sa stèle / Il était le premier grand homme que j’aie rencontré […]Devant nous se tenait, étincelant, fier et majestueux, le nom de Delmore / Delmore, tout ton humour me manque / Comme tes blagues et toutes ces choses brillantes que tu disais / Mon Dédale, avec ton Bloom, faisaient un esprit si parfait. Ici Lou compare carrément le duo qu'il forme avec Delmore à deux personnages de James Joyce. Au sujet de Delmore, il ajoute :
«C’était mon maître et mon ami. Il avait une grande cicatrice sur le front, il disait qu’il s’était battu avec Nietzsche. J’étais Dédale, il était Bloom. Les bons jours. » Delmore Schwartz est publié depuis peu en France ; dans Screeno, recueil de nouvelles paru en 2002, se trouve le fameux In Dreams Begin Responsabilities. J’ai tenté de traduire cette nouvelle, puisqu’elle est effectivement magnifique. Sauf que je me suis laissé tromper par son écriture apparemment limpide mais profondément complexe, donc j’ai abandonné.
MY HOUSE
(En américain)
The image of the poet's in the breeze
Canadian geese are flying above the trees
A mist is hanging gently on the lake
My house is very beautiful at night
My friend and teacher occupies a spare room
He's dead — at peace at last the Wandering Jew
Other friends has put stones on his grave
He was the first great man that I had ever met
Sylvia and I got out our Ouija Board
To dial a spirit -- across the room it soared
We were happy and amazes at what we saw
Blazing stood the proud and regal name Delmore
Delmore, I missed all your funny ways
I missed your jokes and the brilliant things you said
My Dedalus to your Bloom
Was such a perfect wit
And to find you in my house
Makes things perfect
I really got a lucky life
My writhing, my motorcycle and my wife
And to top it all off a spirit of pure poetry
Is living in this stone and wood house with me
The image of the poet's in the breeze
Canadian geese are flying above the trees
A mist is hanging gently on the lake
Our house is very beautiful at night
Our house is very beautiful at night
(Ma traduction, merci pour votre tolérance)
L’image du poète dans la brise
Des oies sauvages survolent les arbres
Une brume légère flotte sur le lac
Ma maison est très belle la nuit
Mon ami et professeur occupe une chambre séparée
Il est mort — enfin en paix le Juif errant
D’autres amis ont mis des pierres sur sa tombe
Il était le premier grand homme que j’aie rencontré
Sylvia et moi avons sorti notre Ouija
Pour invoquer un esprit — à travers la pièce il est monté
Nous étions heureux et surpris de ce que nous voyions
Se tenait, étincelant, le fier et majestueux nom de Delmore
Delmore, tout ton humour me manque
Comme tes blagues et toutes ces choses brillantes que tu disais
Mon Dedalus, avec ton Bloom,
Faisaient un esprit parfait
Et t’avoir dans ma maison
Rend les choses parfaites
J’ai vraiment eu une vie chanceuse
Mon écriture, ma moto et ma femme
Et pour couronner le tout un esprit de poésie pure
Vit dans cette maison de pierre et de bois, avec moi
L’image du poète dans la brise
Des oies sauvages survolent les arbres
Une brume légère flotte sur le lac
Ma maison est très belle la nuit
Notre maison est très belle la nuit
Certains auteurs reviennent régulièrement dans les déclarations de Lou Reed. Il les évoque le plus souvent comme des exemples dont il s’inspire tout autant que comme des concurrents à dépasser. En 2003, lors d’un concert, il sort une liste presque exhaustive de ses grandes références contemporaines à propos d’une chanson, Street Hassle, écrite en 1977 pour l’album du même nom. Il dit, au début de ce morceau, avoir
« voulu écrire quelque chose qui aurait pu avoir été écrit par William Burroughs, Hubert Selby, John Rechy, Tennessee Williams, peut-être un peu Raymond Chandler. »