Demain, Nicolas Sarkozy lancera les « états généraux de la presse », censés apporter des solutions pour sortir la presse française de ses difficultés économiques. C’est la fête,
le Monde est plein d’espoir (clic), comme le PDG de
Laurent Joffrin (cliquez sur son nom pour en savoir plus sur lui, et
ici pour voir ce qu’il dit de ces états généraux) . Les attentes sont grandes, et elles ont toutes les chances d’être comblées. De fait, ces états généraux, s’ils aboutissent à quelque chose, permettront sans doute à la presse française de s’enfoncer encore plus dans la crise. Par quel biais ? En la rendant encore plus nulle.
Je vous propose de jeter un œil à
cet article d’Emmanuel Beretta (clic), l’expert en médias du site Le Point. L’auteur s’y réjouit des idées «originales » d’un «éditeur iconoclaste », en l’occurrence François Dufour, qui sera responsable du groupe de travail chargé des questions « de presse et de société (concentration, indépendance…) » — je cite l’article du Monde.
Voyons donc un peu les idées de cet éditeur iconoclaste, qui veut des journaux :
1. «
Plus visuels : davantage de photos par page. »
A l’appui de cette proposition, quelques chiffres éloquents : «
Voici le nombre moyen de photos par page dans quelques quotidiens : Daily Telegraph (2), The Times (2), Il Corriere della Sera (3 ou 4),La Repubblica (3 ou 4), Le Parisien/Aujourd'hui (1 ou 2), Le Figaro (1 ou 2), Le Monde (0 ou 1). […] Rappelons que le Daily Telegraph et le Times vendent environ 500.000 exemplaires par jour, le Corriere della Sera et La Repubblica plus de 600.000 chacun contre grosso modo 350.000 pour Le Parisien (sans l'édition Aujourd'hui ), Le Figaro ou Le Monde . »
Bien sûr, le Daily Telegraph et le Times se vendent mieux uniquement grâce à leurs photos, qui par ailleurs sont «
au moins deux fois plus grandes que dans nos quotidiens ».
Plus de photos et des photos plus grandes, n’est-ce pas la meilleure solution pour éviter d’avoir à trop en écrire ? Comme on dit, une photo vaut mieux que mille mots, n’est-ce pas ? Pourtant, chaque photo aurait bien besoin de mille mots au moins pour être complètement compréhensible. Une photo d’un homme en train de mourir nous explique rarement, à elle toute seule, pourquoi il meurt.
3. «
Plus "readercentric" (terme américain signifiant "obsédé par le lecteur" ) : les sujets choisis sont-ils bien ceux que le lecteur veut lire ? Ou les sujets mis en avant sont-ils plutôt ceux que les journalistes du journal aimeraient lire ? »
Et si les sujets mis en avant étaient tout simplement ceux qu’une information rigoureuse exige de mettre en avant ? C’est juste une idée, pas très originale ni iconoclaste je le sais bien.
4. «
Plus "catchy" (terme américain signifiant "capable d'attirer le lecteur" ) : les pages 1, 2, 3 et les dernières pages, les quatre les plus lues d'un journal sont-elles vraiment attirantes ? »
En voilà une question vraiment fondamentale, que tout journaliste sérieux doit se poser. Inutile de s’interroger sur ce qu’il serait utile de mettre en Une afin d’informer le lecteur convenablement.
«
Les quotidiens populaires britanniques (près de 7 millions d'exemplaires à eux cinq) ou new-yorkais (1,3 million d'exemplaires pour New York Post et New York Daily News réunis) ont systématiquement une "der" qui est leur une Sport. C'est aussi le cas du gratuit le plus rentable du monde ( Metro, en Grande-Bretagne, fait par le groupe Daily Mail). La une de USA Today (2,3 millions d'exemplaires) est la une "catchy" par excellence, avec ses quelque 20 entrées chaque jour, dont le fameux pourcentage illustré ("snapshot" ) en bas à gauche. Et toujours au moins une femme et une personne de couleur sur la demi-partie haute de la page visible quand le journal est en kiosques. Et que dire de la une du quotidien populaire Bild en Allemagne ? Certainement la plus "catchy" au monde : près de 4 millions d'exemplaires ! Pourquoi ne pas tenter aussi les longues nécrologies, comme dans les quotidiens anglo-saxons, dans les pages-clés de la fin de journal ? »
Je n’ai même pas envie de commenter ce passage, dont j’aimerais qu’il relève de l’humour au troisième degré. Pour sauver la presse française, faisons de nos journaux des tabloïds ! Des femmes et de la bière, nom de Dieu. Notez au passage que les titres cités sont tous des références en matière d’information ; ils sont au moins du même niveau que le Monde Diplomatique.
5. «
Plus "sport". Voici le nombre de pages de sport dans quelques quotidiens pris un jour de semaine lambda (pas un lundi) : Daily Telegraph (4), The Times (13), Corriere della Sera (3),Repubblica (3), Le Parisien/Aujourd'hui (2 hors courses), Le Figaro (2), Le Monde (1). La section Sport de tous les quotidiens américains, y compris l'élitiste New York Times (plus de 1 million d'exemplaires), n'a rien à envier à notre journal L'Équipe (400.000 exemplaires). »
Bien sûr, gonflons les pages sportives ; de cette façon nos journaux raconteront encore plus de trucs inutiles.
6. «
Plus "femmes". Les rédacteurs en chef de nos quotidiens sont des hommes. L'écrasante majorité de leurs journalistes sont des hommes. »
Jusqu’ici le constat est juste.
«
Mais un quotidien généraliste peut et doit être lu, avec plaisir, par autant de femmes que d'hommes, non ? Y pensent-ils au bureau, à leurs lectrices ? Chaque jour, la double page centrale du Daily Mail est une sorte de miniposter à garder pour les lectrices. Le Daily Mail , encore lui, propose chaque jeudi quelque 20 pages pour les femmes, intitulées Femail. »
Il est évident que les femmes ne s’intéressent en aucun cas à l’information internationale et aux sujets de fond. Elles préfèrent savoir quel mascara acheter. Non seulement la presse est le vecteur par lequel s’impose à elles la dictature du bien-être et de la jeunesse à tout prix, mais en plus il faudrait les emprisonner définitivement dans les clichés qui les poursuivent. Génial, vraiment génial.
7. «
Plus "pratiques". Les quotidiens français laissent trop la place aux magazines pour les infos utiles au sens d'utilisables. "News you can use", disent les Américains. Les quotidiens britanniques sont les champions des pages en "o" : auto, conso, psycho, techno, brico, impôts, animaux... ou jardinage (of course !). Sans parler de la place laissée aux magazines pour traiter de l'info (oui, vous avez bien lu, c'est aussi de l'info) people. Penser à la page la plus célèbre du New York Post , la fameuse Page Six des gossips (cancans). Elle n'est plus jamais en page 6, mais a gardé son nom, un comble ! »
Oui, c’est bien ça, un comble.
8. «
Plus "nationaux". Combien de grands quotidiens au monde "ouvrent", à la française, systématiquement sur des pages 2, 3, 4, 5 internationales et non nationales ? »
Dites-moi, combien de quotidiens en France ouvrent encore, à la française, sur des pages 2, 3, 4, 5 internationales ?
«
Quand on "attaque" par le Liban, on est moins lus que quand on attaque par le sujet franco-français du jour dont on parle au café, non ? "»
La préférence nationale appliquée à l’information, voilà l’avenir. Et plus tard, un cahier spécial « comment être un bon français », peut-être ?
9. «
Plus "promo ". Là aussi, les quotidiens britanniques sont les champions. Pas un jour sans coupons de réduction pour ceci ou cela, voyages à gagner, CD ou DVD gratuits, "collectors" (les films du siècle, les recettes de l'été, etc.), mise à l'enchère de 100 lecteurs MP3, d'une voiture... Idem dans les quotidiens américains où les promos (davantage que les pubs comme dans nos quotidiens) et les coupons sont parmi les raisons majeures d'achat des quotidiens, selon des études. »
Oui, les journaux doivent renforcer leurs liens avec les industriels. Ainsi, ils éviteront d’informer leurs lecteurs des éventuelles malversations que ceux-ci commettront.
«
Un journal est aussi un produit comme un autre, c'est-à-dire à vendre et donc à faire vendre. »
Ô combien haute est l’estime dans laquelle l’information est ici tenue !
Ensemble, nous avons pu constater l’originalité des idées soumises par M. Dufour, éditeur iconoclaste s’il en est. Tellement iconoclaste que ces idées sont tout bêtement celles mises en application depuis plusieurs années par la presse française, qui croit s’en sortir grâce à elles. Pour preuve, le déjà cité Laurent Joffrin a décidé de faire de Libé un journal parfaitement représentatif de la presse telle que M. Dufour la rêve, comme le montre
cet article du plan B.
Et bizarrement, plus la presse s’oriente vers l’objectif dessiné par M. Dufour, plus elle perd d’argent. Faudrait-il y voir un lien de cause à effet ? Et si le lecteur français était, plutôt que le crétin décrit tout au long de ces propositions, une personne attendant de ses journaux une information rigoureuse, complète et vraiment pluraliste ? Et si c’était pour cette raison qu’il s’informait de plus en plus sur Internet ? N’y pensons pas une seule seconde ; il vaut sans doute mieux que les choses poursuivent leur cours.
Car oui, la presse pour survivre doit être toujours plus aux mains des industriels . Oui, comme le préconise le rapport rédigé par Danièle Giazzi (à télécharger
ici en cliquant), qui sera attentivement étudié lors de ces états généraux, nous devons permettre à Lagardère, Bouygues et Bolloré de détenir l’ensemble des médias français ! Il en va du pluralisme, n’est-ce pas. Et privatisons l’AFP ! Son but n’est pas d’informer mais de gagner de l’argent et de communiquer les communiqués soigneusement rédigés par le député UMP Frédéric Lefebvre.
Je suis impatient que ces états généraux démarrent. Nul doute qu’ils seront parfaitement menés, sous l’égide des grands patrons. Le SNJ-CGT ne doit pas s’en inquiéter comme il le fait dans
ce communiqué publié sur le site d’Acrimed (notez que j’ai écrit un commentaire sous l’article du Point évoqué tout au long de ce billet, et que dans ce commentaire je mettais un lien vers l’article d’Acrimed, soigneusement effacé et remplacé par un (…) de rigueur).
Et si, grâce à ces états généraux, il n’y a pas un petit quelque chose d’encore plus pourri au royaume des médias, je ne sais pas ce qu’il restera à faire.