J'aime le bus ; j'espère que c'est réciproque.
Il faut dire qu'avec tout ce que je lui donne, il a intérêt à m'aimer. Sinon, c'est un gros connard. Et moi aussi, parce que je suis en train de reprendre sans vergogne mon article sur le cinéma publié précédemment sur cette page d'infortune qui, telle le radeau du blaireau, ou de la méduse, enfin bref.
Le bus fait partie de ces lieux hautement appréciables pour le misanthrope que je suis. Est-il en effet un lieu plus propice à l'observation de ce que les politicards appellent mes concitoyens ? Eh bien non, bande de cons.
D'abord, il y a l'attente à l'abri-bus. S'il pleut, on peut observer le phénomène que j'ai décrit antérieurement dans un autre article ; on voit alors les badauds courir en tous sens comme si la pluie qui leur tombait sur la tronche était constituée d'obus, puis s'abriter sous l'abri-bus, contre le panneau publicitaire avec Yannick Noah en boxer blanc à coeurs. C'est un moment où les regards s'attendrissent, où les langues se délient, où les bites se raidissent pour peu qu'une femme étourdie n'ait pas prêté garde à la météo et soit sortie avec un petit haut aguicheur. Le dialogue social se met en place ; les vieux sourient au jeunes. Certes la réciproque est rarement vraie, tant les jeunes sont effrayés par les regards mornes et désespérés de leurs ainés. On se retrouve alors tous solidaires, unis dans la résistance face à l'envahisseur humide.
Donc on attend le bus. Parfois on dit bonjour à ceux qui attendent aussi. Parfois on leur demande l'heure ; parfois ce sont eux qui demandent. Certains viennent aussi de temps à autre se renseigner afin de savoir quand passe le prochain bus. Contrairement à la légende, les bus sont rarement en retard. Conformément à la légende, il ne sont jamais en avance. Conformément aux horaires, ils sont le plus souvent à l'heure.
Quand les gens remarquent l'arrivée du transport, ils se préparent soigneusement pour la difficile épreuve de la montée. On dégaine le porte-carte, on sort le ticket, ou bien sa monnaie. Le concours tacite qui se met en place à ce moment est toujours amusant ; il s'agit d'être idéalement placé pour être pile devant la porte quand le bus s'arrêtera. Celui qui est capable de cet exploit gagne instanténement le respect de ses co-véhiculés. Celui qui est le plus éloigné sera irrémédiablement méprisé par ses semblables ; ces derniers ont déjà oublié que la veille c'étaient eux qui avaient perdu.
Arrive donc le moment tant attendu du chargement des boeufs. Tout le monde se presse vers l'entrée ; personne ne veut être mis à l'écart, personne ne veut rester sur le carreau. Il faut monter dans ce bus ; c'est une question de vie ou de mort. Qu'importe si des gens sont tabassés, lapidés, piétinés. A l'entrée, deux alternatives : rester dans le droit chemin, exécuter son devoir de citoyen responsable et réfléchi, et payer son trajet en achetant un ticket ou en compostant le sien. Ou bien rester dans le droit chemin, exécuter son devoir de citoyen responsable et réfléchi, et ne pas payer. A ses risques et périls. Mais il faut savoir vivre aventureusement, sinon la vie n'a plus de saveur ; elle en prend tout de suite plus quand on se retrouve avec une amende de 40 € et le sentiment d'avoir fait quelque chose de subversif. Quand on a payé, on est généralement content d'être contrôlé. C'est avec une fierté à peine dissimulée que l'on sort sont billet fraîchement validé et qu'on le tend au contrôleur, en espérant que celui-ci se sente soudainement inutile. On ressortira donc de ce lieu avec la conscience tranquille et le sentiment du devoir accompli.
Lors de la montée, on peut -ou pas - dire bonjour au chauffeur. S'il arrive qu'un chauffeur un peu naïf dise bonjour à ses clients dès leur entrée dans le bus, on constate souvent que celui-ci s'arrête au bout de quelques temps ; de fait la plupart des gens observent généralement le silence au lieu de répondre simplement par le même mot. Si l'on a l'habitude de dire bonjour au chauffeur, on peut considérer qu'on a un nouvel ami, mais un ami tout à fait spécial. Un ami à qui on ne dit jamais autre chose que bonjour et qui ne nous dit jamais autre chose que bonjour. C'est une relation simple mais chaleureuse ; généralement, au bout d'un certain temps, le chauffeur nous dit bonjour avant même qu'on ait eu le temps de le lui dire. Parfois, on le croise dans la rue en train de promener son chien ; de nouveau on s'échange des politesses.
En attendant ce mouvement extrêmement complexe qu'est celui de la descente, on observe les gens alentour. Force est de constater que ceux-ci prêtent à rire, et donnent à pleurer *. On rencontre dans le bus des gens de toutes catégories, de tous genres, de toutes classes. Il y a des hommes, des femmes, des qu'on n'arrive pas à déterminer leur sexe. Des vieux, des jeunes ; des riches et des pauvres. Il y a ceux qui tiennent à tout prix à avoir une place assise, mais pas n'importe laquelle ; ils veulent une place assise
dans le sens de la marche. Sinon, c'est le bordel. Souvent ces gens sont des femmes de plus de 60 ans.
C'est toujours avec une jovialité inavouée que l'on accueille vers 17 heures les collégiens rentrant d'une rude journée de glande. Jamais l'expression de De Gaulle selon laquelle ''les Français sont des veaux'' n'a été aussi vraie. Ils débarquent tous dans ce lieu exigu, en se poussant et en criant, pensant sûrement que ça les aidera à monter plus vite. Ils dérangent les vieux ; mais de toute façon les vieux sont toujours dérangés par tout le monde. Souvent les jeunes détériorent le matériel. Il faut bien que jeunesse se passe, et que débillité s'exprime. A ce moment, il arrive qu'un vieux sente qu'il doit intervenir, regrettant d'avoir été trop jeune pour le faire en 40. Il se lève alors de son fauteuil, arrive vélocement derrière le jeune chenapan, et exécute avec la vitesse d'une fronde une petite tape sur le crâne du boutonneux. Celui-ci est d'abord surpris, comme le voulait le vieux. Ce dernier, complètement investi dans son rôle auto-proclamé de justicier urbain, lui fait des remontrances ; il lui explique que c'est pas bien d'abîmer le matériel, et ajoute à l'intention du gosse qu'il est bien mal élevé. Ce à quoi le gamin meugle pédantement, comme pour donner raison au vieux, ''meuh non chuis pas mal élevé''. Le vieux lui dit alors de s'asseoir et de se calmer ; l'autre répond que de toute façon il descend là. Aussitôt dit, aussitôt fait. Une fois le bus vidé de sa vermine, on sent la fierté dans le regard loucheux du vieux dissimulé derrière ses lunettes. Il se sent fort ; il se sent utile. Sa moustache blanche fraîchement taillée frise ; il passe sa main dans ses cheveux coupés en brosse. Généralement, il profite de cet instant de gloire pour aborder le sujet avec un autre vieux, histoire d'être sûr qu'il a bien agit, et surtout d'être sûr que les autres ont vu cet acte héroïque. Souvent, le dialogue est entièrement consensualisé par la proximité d'âge.
Dans le bus, on a souvent envie de tuer des gens. Comme ça, sans raison. De la même façon qu'un coup de foudre peut rendre amoureux de manière instantanée, il existe un coup de foudre qui donne instantanément envie de tuer. Il y a par exemple la femme rachitique qui tente de rester jeune. Elle a des cheveux carotte, un yorkshire dégueulasse qui pue ; à moins que l'odeur ne provienne d'elle. Ses jambes ressemblent à des javelots ; pourtant elle a l'impudeur de les exhiber. Elle sourit à tout le monde. Les gens sont tellement cons qu'il suffit de se balader avec un chien pour les séduire ; du coup tout le monde lui sourit. Je redoute toujours le moment fatidique où elle va poser ses yeux dans les miens pour savoir si je suis moi aussi séduit. Elle doit rechercher dans mon regard une lueur complice ; elle ne s'aperçoit sûrement pas que c'est l'envie de meurtre qui fait briller mes pupilles.
Il y a aussi la nana de 15 ans avec son écharpe de l'OM et sa voix de poissonnière fraîchement débarquée du stade Marcel Picot (elle a beau avoir une écharpe de l'OM, elle habite à Nancy). Généralement, elle trouve au cours du trajet une copine, ou du moins une oreille pour débiter sa vie à coups de ''t'vois'' ou de ''qu'y me fait''. C'est un moment difficile, surtout quand elle annonce fièrement, après avoir monologué sur les résultats de la dernière journée de Ligue 1, que son petit copain lui a dit par SMS qu'elle était ''trop intelligente''. A ce moment, on pouffe discrètement et on se replonge dans son livre parce que sinon on risque de commettre un crétinicide.
Dans le bus, on voit toujours les mêmes gens, et à terme c'est une sorte de réunion de groupe quotidienne à laquelle on assiste. De fait, on tente de faire connaître aux autres passagers ses goûts. On peut par exemple sortir fièrement dès son arrivée un bouquin de Desproges, de Houellebecq ou de Vian en espérant que les gens remarquent cette preuve d'intelligence. On peut tenter de faire croire qu'on a des relations sociales poussées en restant le trajet complet avec un téléphone collé à l'orifice oral ; de préférence on parlera fort pour que les gens comprennent que l'affaire qui nous préoccupe est de la plus haute importance, ou que la personne avec qui on discute est super-hypra-cool. On peut également s'enfermer dans l'écoute de musique avec un lecteur MP3 ; l'ennui étant que s'il est louable de vouloir pousser le son au maximum de sorte que les partenaires de voyage s'esbaudissent de nos goûts musicaux, lesdits partenaires ne perçoivent généralement que les percussions ; du coup ils pensent qu'on écoute de la merde. Ce qui peut aussi être le cas. Si l'on prend le bus avec des amis, on préfèrera se loger au fond. S'il s'agit d'un groupe d'adolescents mâles, les conversations tourneront essentiellement autour du cul et s'émailleront de rires gras et de mots grossiers qu'on a pourtant appris à ne pas utiliser ; mais utiliser des gros mots ça fait rebelle.
Vient enfin le moment tant attendu de la descente ; après tout c'est pour ça qu'on est monté. On peut alors repérer les néophytes, si cela n'a pas été fait lorsqu'ils ont composté leur ticket à l'envers ou lorsqu'ils se sont cassés la gueule sur un coup de frein un peu sec. Le néophyte, à l'approche de la descente, se met subitement à paniquer ; c'est génétique. Ainsi, dès que le bus a dépassé l'arrêt précédant celui où il doit descendre, le néophyte se lève précipitamment et appuie frénétiquement sur le bouton rouge de demande d'arrêt. Il vérifie que la lumière au dessus du chauffeur s'est allumée ; il se cale alors devant la porte. Les pieds sont parallèles, le regard est vif, l'adrénaline monte. Dix mètres avant l'arrêt, c'est l'explosion dans le cortex du néophyte ; il mitraille violemment le bouton d'ouverture des portes alors même que le bus roule encore. Si, dans les deux secondes suivant la stabilisation du véhicule, les portes ne sont pas ouvertes, c'est le drame. Le néophyte se met alors à brailler ''la poooorte'' à l'intention du chauffeur. En cas d'absence de réaction, le néophyte se précipite vers l'avant, engueule le conducteur et bouscule les gens en train de monter pour être sûr de toucher le trottoir. Il a frôlé la mort et en est conscient. Il est sauvé, essouflé mais sain, et jure qu'on ne l'y reprendra plus. Il peut y avoir chez les néophytes des cas de pétage de plomb ; j'ai par exemple vu une femme tirer violemment sur le système de secours pour ouvrir les portes tant elle était effrayée de voir que le bus mettait du temps avant de trouver une place sur l'aire du terminus. Son regard était empli de frayeur et d'incompréhension ; j'avais personnellement simplement envie de la tuer. Dans d'autres cas, le néophyte oublie tout simplement de faire attention à l'endroit où il doit descendre ; se rendant compte de son erreur, il parcourt les trois mètres le séparant de la sortie en une demi-seconde, et tue deux personnes au passage.
Les comportements du néophyte diffèrent en tous points de ceux de l'habitué. L'habitué se lève tranquillement, demande paisiblement l'arrêt, attend gentiment que le bus soit stoppé avant d'appuyer sur le bouton d'ouverture des portes, et si par hasard les portes ne s'ouvrent pas à sa demande, il se contente d'attendre le prochain arrêt ; après tout un peu de marche n'a jamais tué personne. L'habitué ne tombe jamais dans le bus ; du reste il peut faire tout le voyage debout sans se tenir nulle part ; c'est un vrai surhomme. Pour un peu, il pourrait presque exécuter quelques mouvements de gymnastique histoire de divertir la galerie pendant le trajet.
On sort alors de ce lieu, éreinté par nos observations, courbaturé par notre position, emmerdé par ces vieux cons, exaspéré par ces jeunes fions, égayé par tous ces moutons.
Et là, comme dirait le commissaire Bougret à son fidèle adjoint Charolles : EN TURE VERS DE NOUVELLES AVENROUTES !
(copyright Gotlib hein, faut pas exagérer)
*(je ne sais pas à qui j'ai piqué cette expression, ça doit encore être Desproges ; en tout cas je ne crois pas en être l'auteur)