Voilà en plusieurs parties un dossier que j'ai rendu en cours ce semestre. J'ai peu de temps pour écrire en ce moment et ça meublera en attendant que j'écrive pour de bon l'histoire qui me tient à coeur.
TELEVISION – L’OBSESSION COMIQUE
Samedi 24 novembre, TF1 nous annonce pour son prime time une soirée placée sous le signe du rire avec un nouveau Top 50 du rire. C’est l’occasion de revoir, mis bout à bout dans un ordre arbitraire allant du moins bon vers le meilleur, cinquante extraits de films, émissions ou sketches déjà vus mille fois. Mais Jean-Luc Reichmann est évidemment en mesure d’expliquer pourquoi il n’est pas gênant de ne voir que des choses déjà bien connues : on ne s’en lasse pas. C’est toujours aussi drôle. Il faudrait être fou pour ne pas — ou ne plus — en rire. Comment résister en effet à Louis de Funès dans la Grande Vadrouille, à Marie-Anne Chazel dans Le Père Noël est une ordure ? Et Coluche n'est-il pas notre plus grand comique ? Seule Anne Roumanoff, 18e dans ce classement tout de même, pourrait lui faire de l'ombre.
Après le clown d'hôpital, le clown d'émission
Le comique, c’est l’obsession qui semble tarauder la télévision en ce moment, et plus encore à mesure que le moral des Français se dégrade. A peu près toutes les émissions se dotent de leur clown payé pour venir perturber leur bon déroulement en y mettant son grain de sel, le piquant qui permettra surtout à l’animateur de changer de sujet lorsque le débat s’enlisera. Les humoristes recherchés en ce moment, ce sont ceux que Jamel a révélés dans son Comedy Club sur Canal+ : Thomas Ngijol vient faire ses vannes au Grand Journal de Denisot, et Fabrice Eboué, derrière un ordinateur, fait de l’humour sur les SMS que les téléspectateurs envoient à l’émission
T’empêches tout le monde de dormir — pourtant, le simple fait d’envoyer un SMS pour participer à cette émission a quelque chose d’humoristique. Même les présentateurs de JT affichent un ravissement béat — voir à ce sujet Elise Lucet au 13 heures de France 2 — lorsque, après avoir rappelé que dans trente ans la Terre aura explosé, ils peuvent passer à
une page plus légère avec le nouveau spectacle d’Untel. Untel est le plus souvent un des humoristes que la télévision adore qualifier d’impertinents simplement parce qu’ils critiquent un peu le pouvoir politique.
En promouvant perpétuellement des humoristes et en étant le média principal leur permettant de se faire connaître, la télévision digère ceux qui sont en mesure de l’attaquer, et leur fait prendre part au système. En glorifiant à outrance l’impertinence — qui n’est rien d’autre, dans le système télévisuel, que l’accident que produit une personne lorsque, oubliant d’être conne, elle commet un excès de pertinence — la télévision nullifie ses effets subversifs et la transforme en une institution au panthéon de laquelle on trouve
Droit de Réponse, la regrettée émission de Polac, mais aussi Coluche, les Nuls, les Inconnus, ou encore les Guignols (mais pas encore Groland).
L'humour contre lui-même
L’humour est porté aux nues pour être mieux gardé sous contrôle et à distance. Privilégier Titof, c’est s’épargner Pierre Desproges. Et plus encore qu'à l’humour présent, c’est à l'humour passé que l'on voue un culte. Il est toujours de bon ton, lorsque se termine l’extrait où Thierry Le Luron fait chanter à tout un public
L’emmerdant, c’est la Rose, d’avoir avec soi un comique du calibre de Didier Gustin pour regretter, l’air contrit, qu’aujourd’hui il ne soit plus possible de dire les mêmes choses. Pourtant, en rediffusant ces instants cultes, on reconnaît qu’il est toujours possible de tenir de tels propos. Mais on évite de prendre le risque de les tenir soi-même, et surtout de les adapter à notre époque. La mort de Jacques Martin, en septembre, a été l’occasion pour certains de nous abreuver d’images du Petit Rapporteur et d’assouvir leur besoin de dire quelque chose d’un peu rebelle sans avoir à l'assumer. Tout le monde s’accorde, dans une belle communion, pour pleurer le temps béni où tout était permis, sans jamais expliquer par la faute de qui plus rien ne l’est aujourd’hui. Sans compter l’un des grands avantages de l’humour passé : à force d’être exploité, si tant est qu’il ait eu un semblant d’impertinence, il n’en a plus aujourd’hui. L’esprit rebelle qui pouvait l’habiter à l’époque n’est rien d’autre, aujourd’hui, qu’une pensée conformiste. Lorsqu’un humoriste comme Coluche est aimé de tous, que lui reste-t-il de subversif ? Personne, pas même un des personnages politiques qu’il a pu ridiculiser, n’oserait dire du mal de lui. L’impertinence aujourd’hui, ce serait d’affirmer que Coluche était un con. Mais qui pourrait le faire, puisque Coluche a su trouver le meilleur moyen de légitimer tout ce qu’il pouvait dire de choquant en se lançant dans l’humanitaire ?
L'humoriste poussant une longue plainte pudiquement cachée sous la morsure cinglante de son humour ravageur, pour paraphraser Desproges, est adoré de tous. Jean-Marie Bigard, qui vient de faire paraître un livre, Rire pour ne pas mourir, dans lequel il révèle l'assassinat de son père, ne sera sans doute plus jamais vu comme un gros dégueulasse par ses détracteurs. Et les décédés Michel Serrault et Jacques Martin ont eu droit tous deux, suite à leur mort, à des éloges mettant bien souvent l'accent sur la blessure secrète que cachait leur masque de clown — avec l'avantage pour Martin que l'homme responsable de sa blessure soit aujourd'hui à la tête de l'Etat.
On est en droit de se demander ce qui coince et fait croire à tout l’univers télévisuel qu’un humour vraiment impertinent doit être évité. On pourrait rejeter la responsabilité sur Sarkozy et les craintes qu’il inspire mais ce serait sans doute précipité. Il faut plutôt regarder du côté des dirigeants et de ce qu’ils pensent devoir fournir aux téléspectateurs pour les attirer en masse. Visiblement, aux yeux de certains, un humour véritablement impertinent diviserait trop pour régner. Pourtant Groland connaît un succès croissant, même après quinze années d’existence. Et paradoxalement, le public semble unanimement regretter que la télévision ne prenne pas le risque de ne pas plaire à tout le monde.