Salut les poteaux.
Aujourd'hui je publie la fiche de lecture d'American Psycho que j'avais faite pour un cours intitulé ''Littérature étrangère et société''.
American Psycho
Bret Easton Ellis
American Psycho, ou l'un des romans les plus controversés de ces vingt dernières années, à l'image de son auteur, Bret Easton Ellis, né en 1964, dont la carrière a démarré dans l'effusion avec Moins que zéro (1984), et s'est poursuivie avec le même succès dans Les Lois de l'attraction (1987). American Psycho, paru en 1991, signe l'explosion totale de la carrière d'Ellis, et s'accompagne d'une fracture des critiques décontenancés par cet ouvrage particulièrement violent et pornographique, mais qui crée la gêne surtout dans sa description de la société américaine contemporaine.
American Psycho, c'est l'histoire d'un fou de 25 ans, Patrick Bateman, qui nous raconte sa vie de yuppie new-yorkais, accaparé dans la journée par la gestion de portefeuilles, l'achat de vêtements de luxe et l'entretien de son corps body-buildé, mais occupé la nuit par le découpage de cadavres.
Une base qui a scandalisé bien des gens et des associations, d'autant plus choqués qu'Ellis ne s'épargne aucun détail dans la description des meurtres gratuits, souvent accompagnés de tortures et précédés de scènes pornographiques, que Bateman dit commettre.
American Psycho est un roman particulièrement complexe sur lequel on peut facilement se tromper - ce que les détracteurs bien-pensants du livre n'ont pas manqué de faire -, parce que Patrick Bateman est loin d'être celui qu'on pense. Autant le dire tout de suite : Bateman ne tue personne au cours du roman. Il n'est « qu'un brave garçon sans histoires », comme aime à le répéter sa girlfriend Evelyn dès les premières pages du récit. Un brave garçon sans histoires, oui, mais un peu frappé tout de même, puisque notre Patrick fantasme littéralement les meurtres qu'il commet, et croit dur comme fer en être le responsable.
C'est de cet état de fait qu'American Psycho tire toute sa puissance ; c'est ce constat qui évacue les problématiques posées a priori (la société de consommation crée-t-elle des assassins ? par exemple) pour poser celles de la société du paraître et de la frustration nécessaire que cette dernière entraîne. Le degré de civilisation le plus élevé n'est-il pas une forme de barbarie ?
Il devient alors nécessaire, lorsqu'on étudie American Psycho, autrement dit Patrick Bateman à travers le récit de sa propre vie, de distinguer d'abord le vrai du faux, le fantasme de la réalité, pour ensuite saisir plus concrètement la portée de la critique acerbe de la société américaine des années 80 que nous offre Bret Easton Ellis.
I.Bateman, psychopathe sympathique ou psychotique atypique ?
Qui est Patrick Bateman ? A en croire l'intéressé lui-même, tel qu'il se décrit avec un style certain, il est un homme de 25 ans environ, richissime golden-boy à Wall Street, gaulé comme un mannequin, bardé d'amis et de femmes offertes à ses désirs, mais toujours prêt à crever des yeux, à fracasser des crânes, à découper des membres et à éviscérer des cadavres, la nuit de préférence. Voilà la vie que notre héros nous dit mener ; voilà le genre d'homme qu'il affirme être.
Problème : lorsqu'il parle de ses meurtres à son entourage, tout le monde s'en fout. Quand il affirme en regardant une fille dans les yeux qu'il aimerait « voir sa tête au bout d'un piquet », sa victime potentielle semble ne rien entendre. Comble de malchance pour Patrick, des mois après avoir massacré un de ses collègues, une de ses relations lui dit avoir déjeuné avec ledit collègue pas plus tard que la semaine précédente. Patrick peut dire à qui veut l'entendre qu'il est un dangereux psychopathe assoiffé de sang, on lui répondra toujours qu'il est un garçon sans histoires.
Donc Bateman nous ment ; et surtout, il se ment. Il est ce que l'on appelle un mythomane ; il rêve de choses et se persuade qu'elles se sont produites. Cet état de fait, le lecteur peut difficilement en prendre conscience avant la dernière partie du roman, d'autant plus que Bateman nous révèle sa nature de tueur un peu avant la fin du premier tiers du récit. Dès lors, on se pose la question de savoir ce qui est vrai dans la vie de Bateman. Doit-on, parce qu'une bonne partie de ses activités sont inventées, tout remettre en question ? C'est difficile.
On peut raisonnablement supposer que Bateman est effectivement un jeune homme plutôt riche, plutôt beau, et que les gens qu'il fréquente pendant tout le roman existent bel et bien. En fait, pour que la critique sociale de BEE garde sa portée, Bateman doit rester un type friqué obsédé par les apparences. Sa vie matérielle et sociale est donc certainement celle qu'il nous décrit dans la première moitié du récit. Il s'avère donc être très certainement un homme préoccupé par le droits et les problèmes sociaux, comme le laisse supposer son long discours du premier chapitre, dans lequel il se montre alarmé par le racisme, le SIDA, les conditions de vie de certains citoyens, la guerre et les problèmes économiques du pays. De la même manière, quelques pages plus loin, lorsqu'au restaurant ses amis ironisent sur les Juifs, Bateman les reprend et les sermonne sur l'antisémitisme.
Ce que l'on peut sans problème estimer faux, ce sont tous les meurtres qu'il dit commettre, et ce pour plusieurs raisons : premièrement, les gens ne semblent jamais au courant de quoi que ce soit ; les morts ne sont jamais morts aux yeux des autres, et ces derniers prennent les aveux de Bateman pour une sympathique farce (cf. chapitre « Une nouvelle boîte » ). Deuxièmement, Bateman n'est jamais inquiété pour quoi que ce soit, et lorsqu'il se fait courser par toute la police de Manhattan, hélicoptères compris, il lui suffit, après avoir esquivé miraculeusement tout ce joli monde, de se réfugier dans un appartement pour que toutes les recherches s'arrêtent (cf. « Poursuite dans Manhattan » ) . Troisièmement, Bateman prend petit à petit conscience de sa mythomanie, puisqu'il entame l'avant dernier chapitre comme suit : « Mercredi, nouvelle scène tronquée de ce qui passe pour être ma vie . » La vie rêvée de Bateman est alors en pleine décomposition. Quatrièmement, et c'est certainement ce qui convainc le plus, Bret Easton Ellis lui-même fait cette analyse de son personnage. C'est dans Lunar Park, son dernier roman (2005), qui constitue une géniale autofiction et explore de fond en comble une des interrogations amenées par American Psycho : quel crédit doit on apporter au narrateur d'une histoire ? Lorsqu'un détective nommé Kimball - comme celui d'American Psycho - vient dire au Bret personnage de roman qu'un type est en train de commettre des meurtres sur le modèle de Bateman, Ellis prend peur, se rend compte qu'il avait toujours redouté ce moment, et explique qu'il ne comprend pas que quelqu'un ait pu prendre au sérieux le récit de Bateman : « De plus, Bateman était un narrateur notoirement indigne de confiance et si vous aviez lu le livre, vous en veniez à douter que ces crimes aient été commis. Il y avait des indices insistants qu'ils n'existaient que dans l'esprit de Bateman» (page 159).
Patrick Bateman constitue ainsi le personnage d'un psychotique se rêvant psychopathe. (Un psychotique est un malade mental qui ne présente presque aucun danger pour autrui, alors qu'un psychopathe peut tout à fait tuer quelqu'un.)
II. Bateman, un yuppie comme les autres
Dans American Psycho, Ellis, qui a déjà montré son talent dans la description des moeurs de certaines classes sociales, s'attaque à l'univers des golden boys de Manhattan, qui ont connu leur heure de gloire sous l'administration républicaine de Reagan, dans les années 1980. A l'heure où le pays tout entier s'enfonce dans la crise économique, les pauvres s'appauvrissent plus que jamais et les riches s'enrichissent en proportion.
Les grand gagnants de cette situation, ce sont des gens dont l'âge excède rarement les 30 ans, qui vivent à Manhattan et qui boursicotent à longueur de journée entre deux repas d'affaire. Ils sont ce qu'on appelle les yuppies ; ils sont le nouveau rêve américain. Ceux qu'Ellis nous dépeint à merveille dans American Psycho sont très riches, très beaux, et donc selon la logique très cons.
De quoi est faite la journée d'un yuppie comme Bateman ? Réveil en douceur dans un appartement gigantesque et au mobilier incroyablement cher ; lavage du corps et soins du visage avec des dizaines de produits cosmétiques, parce qu'on le vaut bien ; arrivée au bureau avec un Walkman ; avances de sa secrétaire ; prise de rendez-vous avec ses amis pour un déjeuner dans un restaurant de luxe ; passage au pressing pour récupérer ses vêtements et réprimande du laveur parce qu'il reste des taches ; vision d'une foule de clochards étalés le long des immeubles et qui ne suscitent que dégoût ; déjeuner avec ses amis accompagné de discussions sur le Patty Winters Show et son thème débile du matin et d'une comparaison des cartes de visites qui peut causer une déprime générale pour le reste de la journée et d'un débat sur les costumes Armani ; nouvelle vision des clochards dans la rue ; conversation téléphonique avec sa copine emmerdante ; prise de rendez-vous pour le dîner du soir avec une autre fille ; location de cassettes pornographiques ; petit tour avec une pute ; dîner avec la fille ; boîte de nuit avec la fille ; prise de coke sans la fille ; sexe avec la fille ; dodo.
Cette société, miroir des Etats-Unis de l'époque, est pervertie jusqu'à la moelle, et surtout repousse sans cesse les limites du dérisoire ; tout n'y est que superficialité, et surenchère de superficialité. La qualité d'un homme se juge à son apparence ; celui qui contrevient aux règles édictées tacitement par l'ensemble de ses semblables est jeté. Ces gens-là se pensent supérieurs au reste du monde ; ils sont jeunes et ont l'avenir pour eux ; ils tiennent les rênes de la société dans son ensemble ; c'est ce qui justifie leur orgueil. Ils pensent être les hommes les plus libres du monde ; pourtant ils s'emprisonnent dans un système de valeurs impitoyables dont ils conçoivent eux-mêmes la structure. Il y a une charte inconsciente des droits et des devoirs du yuppie.
A propos d' American Psycho, Bret Easton Ellis ajoute dans Lunar Park, à la suite du passage cité plus haut : « Ca parlait de la société, des modes et des moeurs, et non de découpage de femmes. »
III. La psychose américaine, une obsession de l'apparence et un désir de liberté
Dans son titre, American Psycho fait visiblement référence à l'oeuvre d'Hitchcock, Psycho, elle-même adaptée d'un roman de Robert Bloch, lui-même inspiré d'un fait divers. Ce n'est d'ailleurs pas le seul lien, et on peut facilement établir un parallèle entre Patrick Bateman et Norman Bates, dont les noms se renvoient les sonorités (Bateman étant un quasi-anagramme de Norman Bates). Bates et Bateman sont tous deux des fous ; l'un est un psychopathe, l'autre est un psychotique qui voudrait être un psychopathe.
Mais là où Bates est atteint d'une folie de la solitude rurale, Bateman est atteint d'une folie de la sociabilité urbaine.
Dure est la vie de Patrick, obligé, s'il veut être respecté un minimum, de prendre soin de son corps des heures par jour (à ce titre, le second chapitre est particulièrement intéressant) et de porter les plus beaux costumes de Manhattan. C'est une véritable compétition perpétuelle qui se tient entre lui et ses amis, pour être le type le plus classe de la ville. La peur du regard de l'autre est telle qu'il faut tout faire pour l'impressionner, pour le rendre jaloux. C'est une logique dans laquelle on peut gagner un jour et perdre le lendemain, pour un simple détail dans le noeud de sa cravate.
Fondamentalement, Bateman ne doit pas être fait pour vivre dans cette optique. Le discours dont nous avons parlé plus haut laisse transparaître un homme loin de la superficialité ambiante, loin de cette paranoïa collective, plus occupé finalement par l'avenir de son pays et les conditions de vie de tous que par le dernier costume Armani. Pourtant, la faiblesse de Bateman le pousse à rentrer dans ce petit jeu du mieux habillé, mieux parfumé, mieux coiffé et mieux bronzé. On remarque une claire évolution de sa psychologie à travers le roman : s'il s'affirme comme un homme plutôt raisonnable au départ, il se dérègle assez vite pour devenir le tueur qu'il nous fait croire et en réalité le mythomane qu'il nous cache presque tout le temps.
Patrick Bateman ne supporte pas ce système. Pour y échapper, il fantasme des meurtres, qui ne suivent qu'une chose : son libre-arbitre. Tuer quelqu'un pour le plaisir étant le summum de la liberté, c'est bien évidemment le fantasme qui vient à l'esprit de Bateman pour se donner l'illusion d'être indépendant de tout, de jouir d'une liberté absolue et illimitée. Ce n'est donc pas par hasard si les fantasmes de Bateman sont d'une telle violence ; il s'agit pour lui de jouir, au moins une fois de temps en temps, d'actes qu'il accomplit pour le plaisir et en toute liberté.
Plus généralement, Bateman est symptomatique d'une société qui tout entière est atteinte par la psychose de la paranoïa. L'enfer c'est les autres, et ce sont eux qu'il s'agit de surpasser pour se sentir libre et puissant. L'apparence étant le critère déterminant de la qualité ou de la médiocrité de quelqu'un, c'est la seule chose sur laquelle il lui est possible de jouer afin de ne pas avoir l'impression d'être écrasé par cette logique ultra-discriminatoire. Mais en rentrant dans le jeu de la superficialité pour la dépasser, il s'en fait la plus grande victime, à l'image de la société dans son ensemble. Quand il croise, presque à chaque chapitre, une affiche des Misérables, c'est très clairement son propre état, et celui de ses collègues, qui lui est renvoyé de manière insupportable.
L'impossibilité de se sentir libre produit inévitablement une certaine frustration, qui se traduit chez Bateman par le rêve de ses meurtres. Mais Patrick n'est qu'un rouage d'un système qui est lui aussi mythomane ; un système qui se fait croire que tout va bien dans son fonctionnement - parce que tout semble aller bien - alors qu'il est proche de l'implosion, subie de plein fouet par un Bateman trop faible pour survivre normalement.
Ce qui lui manque, c'est la liberté ; c'est elle qu'il veut trouver à travers les meurtres qu'il rêve d'avoir commis ; c'est aussi elle qu'il cherche dans les scènes de sexe qu'il décrit - et qu'il fantasme certainement aussi - avec des prostituées entièrement soumises à ses désirs.
« Les meurtres et la torture étaient en fait des fantasmes nourris par sa rage et sa fureur contre la façon dont la vie était organisée en Amérique et la façon dont il avait été - en dépit de sa fortune - piégé par ça. Les fantasmes étaient une échappatoire. C'était la thèse du livre» (Lunar Park, page 159)
Ellis appuie volontairement sur la violence des meurtres et la crudité des scènes de sexe pour nous en dégoûter. Là où certains ont vu une exagération gratuite des détails, on peut surtout voir une dénonciation de la barbarie civilisée. De fait, si Bateman ne tue personne, il n'en reste pas moins que des tueurs au mode opératoire similaire existent. La civilisation est si étouffante que le retour à la barbarie reste pour eux le seul moyen de respirer ; et en réalité ce retour à la barbarie constitue la suite logique de la civilisation du paraître et de l'affrontement systématique entre le beau et le laid, entre le jeune et le vieux.
Ainsi, American Psycho, dans lequel Bret Easton Ellis met en scène une version imaginaire de son père, n'est pas la simple histoire d'un jeune détraqué cool en apparence mais fondamentalement violent. Il s'agit surtout du récit d'un homme perdu dans un système qu'il ne comprend pas, auquel il se soumet sans réfléchir, et dont il va pousser la logique dans ses limites.
Ellis nous y interroge aussi, en tant que lecteurs, sur des sujets plus propres à la littérature, comme le crédit que nous pouvons accorder au narrateur d'une histoire. Une interrogation qu'il explore encore dans Glamorama (1999) mais dont il fait presque le tour dans Lunar Park (2005), dans lequel le doute sur ce qui est vrai et ce qui ne l'est pas est omniprésent. Bateman étant une version imaginaire du père d'Ellis, et Bret Easton Ellis, héros de Lunar Park, étant une version imaginaire de lui-même, on peut aisément déceler un vrai lien de paternité entre ces deux ouvrages majeurs dans la carrière de BEE.
Que ce soit dans American Psycho ou dans Lunar Park, Ellis nous ramène en fait essentiellement au travail de l'écrivain. Car en élargissant le cadre du doute que l'on a par rapport à ce que nous dit le narrateur d'une histoire, on en arrive à formuler que, peut-être, le narrateur lui-même n'existe pas ; on est alors amené à constater le travail d'invention et d'imagination de l'écrivain, qui, en l'occurrence, est finalement omniprésent à travers American Psycho : si Bateman n'existe pas (et on peut à un moment se poser carrément la question ; dans la logique selon laquelle le narrateur nous ment, qui nous dit qu'il est celui qu'il prétend être ?), la seule personne qui puisse être le narrateur reste l'auteur du roman.
Indubitablement, Bret Easton Ellis est en train de construire une oeuvre majeure dans ses aspects littéraires et sociaux, et American Psycho en est la clef de voûte.