Je pris mon courage à deux mains :
« Euh, en fait, je me demandais si vous n’auriez pas, disons, quatre Fraises Tagada — par exemple hein, ça peut aussi être un peu moins, genre euh, je sais pas, trois quoi — ou même deux, mais là ça devient chaud, quoi, enfin, euh, voilà. Quoi.
— Des Fraises Tagada ? Bien sûr que j’en ai ! Je ne sors jamais sans un paquet de Fraises Tagada, j’aime trop trop ça quoi. — Elle avait soudainement adopté les intonations d’une adolescente cliché.
— Ah ben voyez-vous ça — en me grattant la tête — , ben c’est super, enfin, si vous acceptez de m’en rétrocéder quelques unes.
— Je ne sais pas si je peux. Vous savez, nous devons signer un contrat ; il y a une procédure.
— Pardon ?
— Oui, la législation du village est très stricte à ce sujet : « Ne peut-être cédée une Fraise Tagada que si la cession a fait l’objet d’une reconnaissance commune des deux partis de leur volonté et de leur acte de cession par le biais d’un acte signés par les deux partis et indiquant les noms et prénoms du cesseur, du cédant et le nombre de Fraises Tagada cédées. Le tout doit être adressé à M. le Maire dans les vingt-quatre heures suivant la cession. »
— Ah, merde alors. Donc vous ne me les donnez pas comme ça.
— Ben non, puisque je n’ai pas les papiers nécessaires sur moi. Vous feriez mieux de venir chez moi dans une demi-heure environ ; j’y serai avec tout ce qu’il faut.
— Hum, d’accord, vous habitez où ?
— Ici. »
Elle désigna de son index fin une énorme bâtisse qui se trouvait de l’autre côté de la rue, tout au bout, près de la sortie du village. Je ne la distinguais pas clairement, mais elle me donnait l’impression d’être gigantesque, et je me demandai combien de personnes devaient vivre là pour occuper un minimum d’espace. Je me concentrai tellement sur la maison que j’en oubliais de m’occuper de la fille. Je me retournai vers elle.
Elle avait disparu.
Il me restait une demi-heure à occuper dans ce patelin, une demi-heure avant d’aller voir cette vieille demeure, une demi-heure au moins avant d’avoir des Fraises Tagada — et l’objectif me sembla soudainement vain, insensé, absurde. J’était parti au milieu de la nuit sous la pluie dans un vieux camion pourri et le cerveau ramolli ; j’avais eu un accident, avais vu John Kennedy courir sur la route avant de sombrer dans le sommeil ; avait pénétré dans un bled à la con où les deux personnes que j’avais jusqu’alors rencontrées semblaient folles et vivre sous une législation si minutieuse qu’elle accordait même de l’importance à la cession de Fraises Tagada. Je pensais à tout ça, à tout ce bordel surnaturel, quand je vis une ombre se précipiter d’un trottoir à l’autre de la rue, à environ cinq mètres de moi. Cette fois c’était visiblement un homme de corpulence moyenne, paniqué par je ne sais quel truc (un Car en Sac ? tout était possible dans ce village).
Je m’approchai de l’homme assis contre le mur d’une maison, la tête posée entre ses genoux ; entendis sa respiration haleter de plus en plus nettement ; distinguai petit à petit ses vêtements, classiques, mais toujours pas son visage, tourné vers le sol.
(quelle connerie c’était tout de même de se donner des surnoms à consonance américaine alors qu’on était en France, au fin fond de la France : Scott pour Pierre, John pour Jean, Sam pour Samuel ; mais surtout quelle connerie c’était de penser à ça à ce moment précis, alors que je m’approchais d’un inconnu visiblement effrayé ; apparemment mon cerveau ne tournait pas encore tout à fait rond)
En remarquant ma présence, l’homme releva la tête, et me laissa voir son visage marqué semblait-il par la colère et la peur. Il devait avoir un peu plus que mon âge, peut-être vingt-sept ou vingt-huit ans.
Je lui demandai si tout allait bien (après tout, ce n’était que la troisième fois que je posais cette question depuis que j’étais arrivé dans ce village).
«Gros con, j’suis Lion, et j’aime pas le foot !*
— Ah, euh, oui, je comprends.
(mon Dieu sortez moi de là)
— Non tu comprends pas, foutremerde !
— Mais qu’est-ce que je dois comprendre ?
— Je viens de lire un horoscope, putain, sur un blog qui dit détenir la vérité en matière d’astrologie, et qui me préconisait en tant que Lion de regarder la Coupe du Monde, sauf que moi, merde, j’aime pas le foot, et d’habitude tu vois je suis mon horoscope à la lettre, mais là je peux pas, je peux pas, je peux pas putain, et je ne sais pas quoi faire, je ne sais pas comment faire, pour m’en sortir, pour continuer de vivre et de me nourrir, pour continuer d’aimer et d’haïr, pour exister sans regarder le foot, mais tu comprends, mec, c’est mon horoscope quoi, et il dit nécessairement la vérité, parce que c’est un horoscope, et donc voilà, mais merde, je ne gère pas cette révélation-là, je préférais quand il me disait de faire des économies ou d’arrêter de voir mes amis, je trouvais ça mieux, plus facile à faire, mais là, regarder le foot, non, je ne peux pas, c’est impossible, je ne supporterai pas de voir toutes ces tapettes en short courir sur un terrain de la couleur des billets dans lesquels ils se baignent et parfois se noient, après un ballon ridicule, pour le loger dans une cage, pour l’emprisonner dedans, sous les hourras d’un public débilisé et perdu dans la cause de son équipe, galvanisé par un chauvinisme de mes couilles, inutile qui plus est parce qu’on va perdre de toute manière, parce que la France n’est plus ce qu’elle était en matière de foot, et donc je suis perdu, je crois que j’ai plus qu’à me suicider, mec.
— Mais non, mais non. Tu peux faire plein d’autres choses que regarder le foot ; il y a tant de choses à faire ici, dans ce village…
(je regardai autour de moi, et ne vis que des maisons inhabitées ou occupées par des cadavres oubliés, putréfiés, bouffés de toutes parts, servant de logis à toutes les sortes de vers et de parasites ; je vis des cadavres de vieux, abandonnés par leur famille à la solitude et à la froideur, sans même un chat pour leur tenir compagnie ; je vis des cadavres d’alcooliques, déliquescents avant même leur mort, au visage tuméfié par l’excès de whisky ; je vis des cadavres de femmes, battues par leur mari, violées et tronçonnées ; je vis des cadavres d’enfants, blanchâtres, mutilés, violés, la chair apparente et les tripes étalées sur le sol, les dents arrachées baignant à côté de la langue dans le sang ; je ne vis que des cadavres, vivants ou morts, d’hommes et de femmes exclus et oubliés, des cadavres, partout, un paquet de cadavres, une masse informe et incolore de cadavres, entassés, bons à brûler, dont s’échappaient encore des râles de douleur, des plaintes, des appels à l’aide pour la famille et les amis et les amours perdues, des cris qui résonnaient depuis la poitrine vide et putréfiée d’humains qui n’en avaient plus l’air et qui n’en auraient plus jamais l’air)
… euh, pardon, oublie ça. Effectivement c’est un peu la merde dans ce patelin.
— Ouais mec, je crois que j’ai plus qu’à me suicider ; j’ai pas d’autre solution.
— Tu pourrais à la limite te faire une omelette. C’est bon les omelettes.
(Tu parles, quelle connerie )
— Tu te fous de ma gueule, hein ? C’est ça, hein ? Putain, je pensais trouver du réconfort, et tu te fous de ma gueule, de ma gueule, de ma gueule, ma gueule, tu te fous d’elle — il se leva précipitamment et se mit à courir en tous sens ; je me dis qu’il avait l’air fou, et me dis que j’aurais peut-être dû m’en rendre compte plus tôt.
— Eh, mais tu te détends, mec**… — je tentai de le réconforter, mais ce naze courrait partout en criant son malheur. — Tu vas réveiller quelqu’un (nouvelle vision de cadavres, alignés cette fois, pendus à des crochets) Euh, non, en fait, tu peux foutre le bordel autant que tu veux.
Il courut, courut, courut, et je le suivais, tant que je le pouvais, pour ne pas le perdre, et pour lui éviter de faire une connerie, mais je ne connaissais pas les lieux, et bien vite je me trouvai loin derrière lui. Nous passâmes sur un pont, et je le vis enjamber le muret (j’entendais le bruit de l’eau et je vis un amas de cadavres descendre la rivière), et il se jeta, ou plutôt se laissa choir comme une vieille chaussette et j’entendis ses os se briser et un dernier cri s’échapper de sa bouche et je vis sa main émerger, se tendre vers le ciel, puis se rétracter en un poing et replonger dans l’eau.
Un cadavre de plus, me dis-je.
* Cette phrase m'a été proposée par HillSon, de Gamekult, quand je vous avais prié de me fournir des idées pour d'éventuels articles à venir.
** Copyright Manu le Bon (qui est une fille)