Comment vendre son lectorat aux annonceurs ? C’est la première question qu’un magazine doit se poser, avant de penser à ce qu’il va publier dans ses pages. A Madame Figaro, on n’a pas manqué de s’interroger, et visiblement on a fini par trouver la solution. Les lectrices de Madame Figaro sont des bourgeoises, bon ok, ça tout le monde le sait. Mais ça n’est pas suffisant pour attirer le pubard. Il faut donner plus de gages. Alors Madame Figaro a créé un concept de femme tout à fait séduisant : la bourgeoise alternative.
Qu’est-ce qu’une bourgeoise alternative ? On l’apprend grâce à la page qui leur est consacrée sur le site Figaro Medias, la plateforme qui sert au Figaro à faire rayonner son image. Avant de vous y rendre, je vous préviens qu’il y passe en boucle un petit clip dont la musique est insupportable et qu’il est impossible de couper le son. Vous êtes prévenu, vous pouvez cliquer :
bienvenue chez les bourgeoises alternatives !
Nous voilà donc sur la page des bourgeoises alternatives. On y apprend que ce sont des « femmes easy activ, hyper consommatrices et influentes » et qu’elles « rejettent les diktats ». Du caviar pour les annonceurs, dont le travail consiste justement à faire passer la soumission aux diktats pour un choix délibéré.
Dans un souci de rigueur scientifique, Madame Figaro, avec l’aide de TNS Sofres, a établi une typologie de ses lectrices, qui se divisent en trois catégories :
- 45 % des lectrices sont « entreprenantes » : A « plus de 35 ans », elles « exercent des responsabilités, sont altruistes, généreuses [elles vont acheter plein de conneries pour leurs proches] et à la recherche d’équilibre [elles ont quelques problèmes d’oreille interne] ». Elles sont « très attachées à la marque Figaro [ce qui dénote, pour le coup, un certain déséquilibre psychique] », et lisent beaucoup la presse féminine. Alors qu’est-ce qui les attache particulièrement à Madame Figaro ? Il faut le dire : sa lecture « est un plaisir » grâce aux « rubriques mode et beauté », des thèmes, on en conviendra, qu’AUCUN autre magazine féminin n’a eu l’idée de traiter, ne serait-ce que de façon succincte. Et pour couronner le tout, la lecture de Madame Figaro « permet de cultiver ». De cultiver quoi ? Mystère...
- 42% des lectrices sont « statutaires » : « Actives et aisées, elles sont attachées aux valeurs traditionnelles [elles font la cuisine et ferment leur gueule] et de réussite [elles aiment le fric]. » Contrairement aux entreprenantes, elles sont « peu lectrices de presse féminine ». Alors pourquoi lisent-elles Madame Figaro ? Eh bien elles « se retrouvent dans les code de luxe du titre (élitisme et hédonisme [et mépris de la plèbe]) ».
- Enfin, 13% des lectrices (seulement) sont « glamour », ce qui n’est pas très sympa pour les autres : ce sont des « jeunes femmes ambitieuses de 15-34 ans, autonomes et indépendantes », pas comme les statutaires qui restent chez elles et font la vaisselle, ce qui est bien aussi hein, faut pas croire, c’est quand même la première utilité d’une femme. Comme les entreprenantes, elles lisent beaucoup de presse féminine mais ont fait la connerie de se mettre à Madame Figaro récemment, « séduites par la nouvelle formule ». « Férues de mode et consommatrices impulsives [donc complètement débiles] elles sont à la recherche de nouveautés [traduction pour l’annonceur : vous n’aurez qu’à changer l’emballage et garder le même produit dedans] ».
Quarante-cinq plus quarante-deux plus treize égale cent pour cent. Le compte est bon, on a donc fait le tour des lectrices de Madame Figaro, qui se trouvent toutes dans une de ces trois catégories. Est-il possible d’appartenir à plusieurs catégories ? Lorsque j’ai eu Madame Figaro (enfin, la personne chargée de défendre le magazine) au téléphone cet après-midi, je lui ai posé la question mais elle n’a pas eu l’air de bien comprendre. Quoiqu’il en soit, elle ne semblait pas douter que cette typologie soit juste, elle m’a bien rappelé (deux fois) que « c’est une étude de la TNS Sofres » tout en précisant qu’il ne « s’agissait pas de mettre des étiquettes ». Ah bon.
Tant que je l’avais au téléphone, je lui ai demandé quelques menus détails sur le concept de la bourgeoise alternative.
« Aujourd’hui, m’a expliqué Madame Figaro, tout le monde peut être bourgeois. Il suffit de faire des études. Les ouvriers ça n’existe presque plus, on ne se lève plus à 6 heures pour aller à la mine. » Oui, enfin bon il y a quand même un paquet de gens qui se lèvent à la même heure voire plus tôt pour aller à l’usine. Lorsque je lui ai rappelé que les ouvriers représentaient près de 25% de la population active, elle a trouvé que ça ne faisait pas grand-chose : « Il n’y a plus tant d’ouvriers que ça ». Ce qui est sûr, c’est que pour les annonceurs un ouvrier ça ne sert à rien.
Donc tout le monde est bourgeois, ne serait-ce qu’en puissance, « la population tend vers ça ». Dans cette uniformité, il faut bien distinguer les lectrices de Madame Figaro d’une manière ou d’une autre. C’est pourquoi elles sont alternatives, « c’est-à-dire qu’elles ont le choix, elles ne suivent plus les diktats ». Et Madame Figaro de détailler : « Elles sont capables de porter une jupe Chanel avec une chemise H&M ou Zara ». Pour vous dire à quel point ces femmes sont libres dans leur tête !
Du coup, le rôle de Madame Figaro, dans tout ce boxon, c’est de « donner du sens aux tendances » en « mélangeant le quotidien et le rêve, avec une paire de chaussures improbables qu’on ne peut pas porter dans le métro ». Pour résumer, m’a dit Madame Figaro tandis que je réprimais un rire, « on fait rêver ».
Au téléphone, j’ai également demandé à Madame Figaro de m’expliquer un peu les slogans qu’on peut lire sur la page des bourgeoises alternatives : « Proust est un punk », « God save the stiletto » ou encore « Le monde nous appartient ». Des messages révolutionnaires. Elle m’a dit qu’en fait il s’agissait de traiter « les marronniers habituels (mode, minceur etc) mais avec humour ». Ouais, ça ne m’explique pas en quoi on peut rapprocher Proust de Joe Strummer.
Dernière chose que j’ai demandée à Madame Figaro : les bourgeoises alternatives, c’est un club pour les lectrices ou pas ? On peut se le demander parce que leur page se trouve sur le site Figaro Médias, qui est, je le disais plus haut, la vitrine du Figaro à destination des annonceurs. Et sur le site de Madame Figaro, si l’on fait une recherche « bourgeoises alternatives », on ne trouve pas grand-chose. Et de fait, non, ce n’est même pas un club de lectrices ; c’est, m’a confirmé Madame Figaro, « une cible marketing, ça s’adresse uniquement aux annonceurs ».
Donc si vous, qui me lisez, êtes une lectrice de Madame Figaro, sachez-le : vous êtes une bourgeoise alternative se classant parmi l’une des trois catégories de foldingues détaillées ci-dessus. Et vous devriez en être fière. Car c’est pour cela que des femmes se sont battues et se battent encore aujourd’hui : être bourgeoises, enfin, pour que les hommes n’aient pas le monopole de l’oppression sociale.