Medias
Deuxième partie : analyse d'un numéro de Elle
« Si vous lisiez bien Elle, vous verriez qu’il y a de la beauté, il y a de la mode c’est vrai, il y a de l’astro mais il y a aussi beaucoup de sujets de société ». C’est ce que m’expliquait Valérie Toranian, directrice de la rédaction de Elle, lors des états généraux de la femme lancés par le journal le 27 janvier à Lille.
Ce jour-là, j’ai récupéré l’édition du 22 janvier. Et je l’ai « bien lue ». Valérie Toranian ne ment pas, il y a bien des «sujets de société » : j’en ai dénombré neuf pages (sur 126).
Des « sujets de société »
On a d’abord un article de trois pages — dont une et demie de texte, le reste étant de la photo — sur Haïti qui surnage entre deux pages de pub pour les « bagues ultra (or blanc 18 carats, céramique et diamants) » de Chanel et une page pour la joaillerie Swatch. Un article qui évoque certes la situation du pays et son avenir… mais sous un angle psychologique, vantant la force de caractère des Haïtiens, essayant de distinguer ceux qui parviendront à « se reconstruire » et ceux qui auront plus de mal… La question du contexte géopolitique et économique international n’est qu’effleurée. Les femmes s’en foutent très certainement, tout ce qui les intéresse c’est la psycho, n’est-ce pas.
Ensuite, une interview (deux pages, dont une de texte et une de photo) de Simone Veil, présidente d’honneur des états généraux de la femme… qui tourne pour moitié autour de la personnalité de Momone, et pour l’autre moitié sur les progrès accomplis depuis quarante ans… A aucun moment ne sont abordées les luttes d’aujourd’hui. Visiblement, il ne reste plus grand-chose à faire pour émanciper les femmes.
Enfin, quatre pages sont consacrées à « Ginette, sans-papiers »… Un « témoignage » qui ne mange pas de pain, mais tout de même coupé au milieu par une pub pour Etam.
Et voilà. Nous avons fait le tour du Elle abordant « les sujets de société ». Une fois que Elle a rempli son quota de sujets lourds sur neuf pages, le journal est libre de faire ce qu’il veut sur les 117 pages restantes. Je vais tenter de résumer en quelques mots le reste du journal.
« Le homewear tue-t-il le couple ? »
La couverture est occupée par Emmanuelle Seigner, qui « brise le silence » en exclusivité (avant de faire la tournée des plateaux radio et télé deux semaines plus tard…) pour mieux vendre son disque.
Entre l’annonce d’un test dont le but est de faire savoir à la lectrice « à quoi elle est bonne » (« à tout faire, à marier, à rien… ») et celle d’un article enjoignant à « être bagel » pour faire des « recettes comme à New York », on trouve l’annonce de la partie plus sociale du magazine : « La douleur de Haïti : comment survivre à la tragédie ».
Le reste de la couverture est occupé par différentes annonces : « 30 trucs pour transformer son stress en énergie », « Pyjama, t-shirt, jogging… Le homewear tue-t-il le couple ? », « Vécu : j’ai peur de ne pas aimer mon deuxième enfant » et « Mode : un peu de blanc, beaucoup de style ». Ca tombe bien : Emmanuelle Seigner porte une chemise blanche.
D’ailleurs, les vêtements portés par Seigner sur cette photo sont détaillés sur la page du sommaire : du Paul&Joe, du maquillage Dior (avec la liste de tous les produits), un collier Stone…
De la pub
Dans Elle, on trouve 31 pages de publicité sur les 125 que compte le journal. Ces publicités vendent du haut de gamme (Vuitton, Chanel, Hediard…), mais aussi des accessoires « beauté », par exemple un flacon pour « renouveler son collagène » afin d’ « estomper rides et ridules. La peau est visiblement plus jeune. En douceur. » Voulant se faire remarquer, certaines pubs recourent même à des moyens innovants : pour vanter son « activateur de beauté », Lancôme se paye une page en papier glacé avec un petit sceau doré « Prix d’excellence de la beauté 2010 » imprimé en relief. Plus loin, la marque de bouffe chinoise Susiwan propose un petit cahier de « recettes faciles » (à base de produits estampillés Susiwan, évidemment) à décoller.
A ces pubs officielles s’ajoutent vingt-deux pages de photos à prétention artistique mais dont l’objectif est de vendre des habits et accessoires de mode. Cela va du pantalon en coton à 29 € aux boots à 590 €. A n’en pas douter, une panoplie que doit se procurer toute femme en lutte pour sa liberté.
Enfin, je ne compte pas toutes les injonctions — non publicitaires — à acheter tel ou tel bidule pour être belle, pour démêler ses cheveux ou pour se libérer du stress, et sur lesquelles je reviendrai dans la suite de l’article.
Abordons maintenant le corps du magazine.
Rama Yade versus l’héroïne noire de Disney
Commençons par les pages « ElleInfoHebdo ».
On y trouve un décryptage du look de Daisy Lowe (qui est-ce ?) et un article annonçant une nouvelle « ligne pleine de peps » de Castelbajac.
On ne manquera pas l’info qui tue : Claudia Schiffer attend un troisième bébé pour le mois de mai. « Top modèle et maman au top ! » s’enthousiasme Elle.
Une page plus loin, une série de photos prises « en direct du red carpet » des Golden Globes 2010 nous permet d’apprendre comment étaient fringuées les actrices qui sont venues à la cérémonie.
Enfin, cerise sur le gâteau, on lira un comparatif inique entre Rama Yade et Tiana, l’héroïne de La Princesse et la Grenouille (tout ça parce qu’elles sont noires toutes les deux), afin de savoir « laquelle est la plus princesse des deux »… de fait, pour intéresser les femmes à la politique, on ne peut parler que de look.
« Marina Hands, vous êtes blonde ? »
Elle, ce sont aussi des interviews de people en promo ripolinées en « entretiens confession » avec des photos qui se prennent pour des œuvres d’art juste parce que Marina Hands ou Emmanuelle Seigner posent les bras en l’air avec les cheveux au vent. Mais dans ces entretiens, n’allez pas chercher la moindre question ayant trait à la condition des femmes. Sur trois pages d’entretien, Emmanuelle Seigner s’exprime pour moitié sur l’affaire Polanski (son mari). De même avec Marina Hands, très peu interrogée sur son art et beaucoup sur sa vie intime (« Vous êtes blonde ? » ; « Vous avez l’air joyeuse » ; « Comment vivez-vous ? »).
La culture, « on adore »
Elle est aussi un journal qui parle de culture, mais surtout pas de façon compliquée. Les articles sont courts, réduits à des pour/contre (par exemple James Ellroy), à des « on dévore », « on adore », « c’est à voir » à la télévision (par exemples les Maçons du cœur…)
« Le bon denim look »
Vu que Elle est le journal des femmes modernes et libres, Elle parle de tous les sujets fondamentaux. On peut en juger avec cette page « mes cheveux me prennent la tête », qui est évidemment l’occasion de conseiller l’achat de quelques shampooings.
On prendra également des leçons de look grâce à une double-page « Le bon denim look », ornée de filles qui portent le jean de différentes manières.
Œuvrer pour la libération des femmes, c’est aussi les aider à améliorer leur vie de couple. Par exemple, en les culpabilisant si elles s’habillent de façon décontractée chez elles… Il se pourrait bien que leur mec se barre. D’où cet avertissement : « Si vous voulez que l’amour dure, pensez à investir la prochaine fois que vous enfilerez un vieux jogging… » Acheter, toujours acheter.
« Offrez-vous un massage taoïste » à 85 €
Elle est attentif aux problèmes des femmes. C’est pourquoi le magazine leur propose de lutter contre le stress. Non pas en s’attaquant aux causes sociales du stress (travail dévalorisé, dictature de la beauté, misogynie explicite ou implicite…) mais « en modifiant très légèrement ses habitudes », avec 30 conseils : « mangez à heures régulières », « pratiquez la détox japonaise » (60 € les trente minutes), « misez sur les plantes adaptogènes », « levez le pied sur le café », « faites des listes », « méfiez-vous de l’alcool », « sniffez la lavande », « passez à la crème de nuit », « offrez-vous un massage taoïste » (85 € l’heure)…
Enfin, comme les femmes ne se laissent pas niquer par les charlatanismes, Elle propose pas moins de trois horoscopes différents. Un numéroscope, un horoscope solaire et un horoscope lunaire. Car les femmes modernes, aussi libres soient-elles, n’en sont pas moins irrationnelles et sont toujours les premières pour se faire pigeonner. La preuve : elles achètent Elle.
« Les voiles invisibles sont aussi des prisons », écrit Valérie Toranian pour conclure son éditorial consacré à la burqa… Pensait-elle à ces voiles invisibles que pose Elle sur ses lectrices ? En les considérant comme des consommatrices qui ne regardent la vie qu’à travers le prisme de la psychologie, du bien-être et de la beauté, ce journal, ainsi que ses multiples confrères installés sur le même créneau, n’est rien d’autre qu’une insulte faite aux femmes. La lutte pour leur liberté et leur dignité pourrait peut-être passer, pour commencer, par la destruction de ces formes d’oppression contre lesquelles aucun responsable politique et aucun grand média ne se lève.
posted the 03/16/2010 at 08:58 PM by
franz