La sortie de GTA IV mardi 29 avril aura été l’occasion de montrer que les médias français ont finalement peu évolué concernant les questions vidéoludiques. S’ils se laissent très facilement aller à l’ébahissement face à la vague des jeux s’adressant directement aux gentils adultes (WiiFit par exemple), ils ont toujours du mal à parler des jeux s’adressant aux faibles ados.
Encore une fois, on constatera que la circulation circulaire de l’information (il faut que je précise que ce terme est de Pierre Bourdieu) a fait son œuvre. Quelques termes n’ont pas pu être évités à chaque fois qu’il s’agissait d’évoquer le jeu : violent (voire ultraviolent), amoral (ou immoral, de toute façon c’est pareil pour la plupart des journalistes ayant abordé la question), (potentiellement) addictif, et surtout produit culturel (ou sous-culturel) le plus vendu du monde. Tous ces mots ne tombaient pas du ciel et ne relevaient sans doute pas, pour ceux qui les prononçaient, d’un jugement établi après une trentaine d’heures passées sur GTA IV. En réalité, ces termes avaient tous la même source : la Une du Libération du samedi 26 mars.
Impossible de savoir si les journalistes généralistes ayant parlé de ce jeu par la suite ont pensé à ouvrir le journal. Dans son article, Libé traçait un portrait assez élogieux de GTA IV — chose que des joueurs n’ont pas compris en le plaçant dans le même sac que les autres, alors que Libé, avec une chronique quasi-quotidienne d’Olivier Séguret et un blog consacré aux loisirs vidéoludiques, est le seul quotidien de France à prendre le jeu vidéo pour ce qu’il est : un domaine culturel qui doit être considéré comme n’importe quel autre.
Tout le monde a donc repris les termes employés par Libération ; mais ces termes ne signifiaient pas la même chose dans la bouche de tout le monde. Lorsque Nadine Morano parle d’un «produit violent, immoral et potentiellement addictif qui consiste à se glisser dans la peau d'un personnage qui vend de la drogue, commet des assassinats, des vols de voitures ou des braquages de banque », ce n’est évidemment pas pour en fait l’éloge mais plutôt pour « exprimer ses inquiétudes ». Tant qu’on y est avec Nadine Morano, finissons-en une bonne fois pour toute avec ce qu’on appelle son franc-parler. La Morano ne pratique pas le franc-parler : elle pratique la langue de bois mais elle la beugle, ce qui lui donne l’air de parler franc.
Pour un joueur et pour Libération, le terme addictif est séduisant : il signifie que le jeu est tellement bon qu’il va nous amuser de longues heures. Mais pour les médias généralistes, un jeu addictif est un danger. Ainsi le 20 heures de France 2, dans le reportage qu’il a consacré à la sortie du jeu, a-t-il exécuté un somptueux glissement de sujet pour finir hors-sujet. Ca commençait pas mal : comme chez les autres, on nous rappelait que le jeu serait le produit culturel le plus vendu du monde (ce qui reste à prouver, et ce que personne n’a pu vérifier). On expliquait ensuite qu’il s’agissait peu ou prou de braquer des bagnoles et de tuer des gens, c’est-à-dire le résumé généralement fourni par les gens qui n’ont jamais touché à ce jeu et même, parfois, par ceux qui y jouent tant il serait difficile d’expliquer en détail ce qu’est l’essence de GTA. La journaliste en venait alors au mot addictif et le liait immédiatement à la nouveauté centrale : le multijoueur en ligne. Profitant de ces deux termes, addictif et jeu en ligne, le reportage basculait alors vers l’éternel problème des cyber-addicts, avec pour illustrer la question la reprise d’un sujet diffusé l’année dernière, qui montrait bien sûr un jeune dépendant et un psychiatre bienveillant. Comme le fait remarquer Dan Israel dans un article consacré au traitement médiatique de GTA IV sur le site d’Arrêt sur Images, le jeune dépendant de ce reportage était bien accro, mais aux jeux de rôles massivement multijoueurs (genre World of Warcraft). Genre auquel GTA IV n’appartient absolument pas.
France 2 se démarquait donc par ce hors-sujet total, tandis que les autres se concentraient uniquement sur la violence et l’impact du jeu. Je ne reviendrai pas sur le cas du Grand Journal car la lettre ouverte à Michel Denisot écrite par Julien « Gollum » Chièze, rédacteur en chef de Gameblog.fr, parle d’elle-même (en voici le lien, avec le passage de l’émission incriminé :
http://www.gameblog.fr/news_4732_lettre-ouverte-au-grand-journal-de-canal). Je passerai rapidement sur le reportage de LCI, accusé par JeuxActu.com d’avoir tronqué les propos de Maxime Chao, rédac chef du site, que les journalistes étaient venus interroger sur le sujet, et je vous renvoie à l’article du site :
http://www.jeuxactu.com/article-29553-ja-sur-lci-notre-droit-de-reponse.html .Je note tout de même que le présentateur du journal d’LCI est parvenu à dire que le jeu consistait, pour partie, à violer des gens. Un énorme bobard qui a sans doute rassuré les parents inquiets, heureusement corrigé par la chaîne. Pour finir sur LCI, je vous renvoie à mes deux articles précédents, qui traitent d’un sondage publié sur le site Internet de la chaîne afin de savoir si les internautes avaient bien compris le propos de son reportage, c’est-à-dire que les jeux vidéo sont dangereux pour les adolescents.
Je m’attarderai plutôt sur les 20 minutes de débat que Colombe Schneck et Patrick Cohen ont consacrées à GTA IV dans l’émission J’ai mes sources, sur France Inter, le 29 avril, jour de la sortie du jeu. Première chose à noter : Colombe Schneck avait fait l’effort de n’inviter que des journalistes touchant à l’univers vidéoludique, c’est-à-dire Erwan Cario, le monsieur jeu vidéo de Libé.fr, Clément Apap, le fondateur de Gamekult, et Erwan Higuinen, journaliste des Inrocks. Autant le dire tout de suite : ce fut une bonne émission, constructive et intelligente. Mais très drôle par ailleurs. Si les journalistes d’Inter avaient fait l’effort d’inviter des gens à même de parler correctement de ce jeu, leurs questions révélaient une grande méconnaissance du sujet, à l’évidence due à ce qui nous est rabâché depuis toujours concernant les jeux vidéo et leur dangerosité.
Au départ, Colombe Schneck reprend le matériel offert par la une de Libé : ultraviolent, immoral, subversif, addictif, ce jeu devrait être l’un des produits culturels plus vendus au monde (notez que Schneck met un bémol sur l’idée de produit culturel le plus vendu du monde avec un conditionnel, on sent bien qu’elle trouve ça trop gros). Puis elle tente de résumer le jeu, comme ceci : « c’est l’histoire d’un jeune homme immigré de l’est qui doit survivre dans une ville ressemblant à New York et il vole une voiture ». Là évidemment, les autres se marrent et s’empressent de lui dire que ça n’est pas que ça et qu’il y a une histoire et qu’il ne s’agit pas d’une apologie de la violence parce que le héros doute de ses actions. Ils expliquent que le jeu n’est pas immoral mais amoral, en ce sens qu’il a la morale que lui donne le joueur (ce qui me semble vrai).
Par la suite Cohen et Schneck font un réel effort pour découvrir le fondement du jeu et même s’ils ne peuvent pas s’empêcher d’orienter leurs questions vers la violence, ils acceptent volontiers l’idée que GTA n’est pas un jeu où cette violence est obligatoire.
Ce qui est génial ensuite, c’est que Cohen et Schneck semblent complètement fascinés par le fait que leurs interlocuteurs puissent s’amuser avec de la violence : alors le fait d’avoir une mitraillette et de pouvoir tuer plein de gens, qu’est-ce que ça procure comme sensations ? demande Colombe Schneck d’une voix qui appréhende la réponse. Les journalistes lui répondent que c’est un défouloir et il y en a un qui dit qu’il n’y a qu’à aller dans une salle de jeu en réseau pour voir que les joueurs de jeu vidéo sont doux comme des agneaux et que même, d’une certaine manière, ils ne sont presque pas assez rebelles, ce avec quoi je suis d’accord : les joueurs sont des pères-la-pudeur.
Tout va bien pour le moment mais c’est alors que Colombe Schneck pose la plus belle question de l’émission : après avoir passé une trentaine d’heures sur le jeu, après y avoir joué toute la nuit on se sent dans quel état ? On voit ici que Schneck considère, qu’elle le veuille ou non, le fait de jouer à un jeu vidéo comme une activité comparable à l’absorption de psychotropes : alors qu’est-ce que ça fait, vous planez ? C’est un peu le sens de sa question. Les invités lui assurent en rigolant qu’ils vont bien mais elle ne peut pas accepter que cette pratique étrange (jouer au lieu de dormir, quelle idée) soit sans conséquence, donc elle les coupe : non mais en vrai, en vrai. Ce qui les amène à réaffirmer qu’il n’y a aucun problème et l’un d’entre eux à expliquer que ce qu’il préfère dans GTA, c’est se balader.
Au pire, explique le journaliste vidéoludique, le jeu nous oblige à prendre une voiture parce qu’on n’a pas d’argent pour en acheter une. A ce moment la conscience paternelle de Patrick Cohen se réveille et il précise : et en expulser son propriétaire quand même ! Ceci histoire de rappeler que le car-jacking tout de même, rien que ça, ça n’est pas très moral.
La conversation se poursuit sans problème jusqu’à la conclusion, où Colombe Schneck se trompe sur le prix (quand même 30 € annonce-t-elle, ce qui l’amène à subir un choc supplémentaire quand les journalistes rectifient et annoncent 70) et bafouille le nom du jeu (Grand GTA 4), avant de pirouetter en expliquant qu’elle est complètement bouleversée. Le simple fait d’avoir parlé d’un jeu amoral et violent a suffi à la retourner complètement.
Ces quelques exemples montrent qu’aux yeux des médias les jeux vidéo sont toujours :
1° un loisir pour gosses (qu’il convient donc de protéger) ;
2° à peine un espace de créativité, et encore moins de créativité artistique.
C'est pourquoi il y a quelque chose de pourri dans ce royaume, mais j'y reviendrai dans la partie 2.