Avant de publier un billet (assez long je pense) sur le traitement médiatique de GTA IV, le jeu ultraviolent qui va faire de nos enfants des tarés, j’aimerais attirer votre sur un sondage publié par LCI sur son site Internet à l’adresse suivante :
http://tf1.lci.fr/infos/communautes/vous/.
La question du sondage : Pensez-vous que les jeux vidéo ont une mauvaise influence sur les ados ?
Une image l’accompagne, celle d’un enfant (pas un ado, donc), mimant la mitraillette avec une Wiimote, l’air très concerné. Remarquez au passage comme la question est verrouillée : qu’entend-on par jeux vidéo ? Wii Fit et les autres jeux de bien-être, dont raffolent les médias généralistes, sont-ils considérés comme des jeux — alors que même chez les joueurs cette question n’est pas réglée ? La réponse n’est pas donnée, libre à chacun de mettre ce qu’il veut sous le terme de jeu vidéo, de GTA IV au Démineur.
Par ailleurs, que met-on sous le terme les ados alors que tous les ados ne jouent pas, et alors que tous ceux qui jouent ne jouent pas aux mêmes jeux ? Par ailleurs, le terme ados est révélateur de la proximité que veut créer le sondage entre l’internaute et la victime potentielle du jeu vidéo. Le terme d’adolescents, plus neutre, aurait sans doute mieux convenu mais le terme les ados, lui, laisse entendre qu’il s’agit de nos ados, ceux dont nous sommes suffisamment proches pour les nommer par une abréviation. Un parent ayant toujours plus peur pour ses gosses que pour ceux des autres, la question nous amène à craindre pour la santé mentale de ses propres enfants si l’on estime qu’en effet l’influence des jeux est mauvaise pour les ados en général.
Si l’internaute ne parvient pas à se faire d’avis sur la question, l’image accompagnant le sondage l’y aidera grandement. Cette photo n’a sans doute pas été choisie au hasard car, en complétant la question, elle impose trois orientations à la pensée du votant. En effet, même si la question n’est pas précise, il est bien entendu que l’on parle de jeux vidéo violents puisque c’est une réplique de mitraillette que tient l’enfant. Ensuite, la photo prend soin d’exprimer, de la façon la plus aboutie possible, l’immersion proposée par les jeux vidéo. Inutile ici de montrer à quoi joue l’enfant puisque c’est sa posture qui le révèle : tenant une fausse mitraillette les sourcils froncés, il joue obligatoirement à un jeu où l’on tire sur des gens, et à l’évidence ce jeu lui fait un effet tel qu’il s’y croit. Rien ne sert donc de montrer un jeu violent puisque l’image montre la violence que le jeu exerce sur le joueur. Enfin l’utilisation d’un enfant alors que la question porte sur les ados amène le votant à voir dans les jeux vidéo plus d’influence encore. Les enfants étant revêtus des habits de l’innocence (image renforcée — volontairement ou pas, on s’en tape — par le vêtement blanc du gamin que l’on voit), ils sont bien plus influençables que quiconque et c’est à travers eux que l’on montre l’influence néfaste des jeux vidéo.
C’est donc tout un dispositif qui est mis en place, à travers cette image, pour amener le votant à porter un regard négatif sur les effets des jeux vidéo. En l’occurrence, le choc de la photo alourdit le poids des mots.
Outre le verrouillage de la question, il faut également noter le verrouillage des réponses possible, au nombre de deux: oui, et non. Ce qui signifie que nous n’avons pas le droit de ne pas savoir, ou de ne pas se sentir en mesure d’émettre un avis, ni de ne pas avoir d’avis. Si nous n’en avons pas, nous sommes appelés à nous en faire un en quelques secondes si l’on veut participer, ne serait-ce que pour voir le résultat, accessible seulement aux votants. C’est donc un système d’une perversité à toute épreuve qui est mis en place, puisqu’au bénéfice du doute les internautes de LCI (qui sont sans doute les mêmes que les téléspectateurs, c’est-à-dire avant tout des gens qui se contrefoutent de la culture vidéoludique) vont voter oui même s’ils s’en fichent, simplement pour voir ce qu’en pensent les autres. Alors qu’en pensent les autres ? Il y a quelques jours 80% des votants estimaient que oui, les jeux vidéo avaient une mauvaise influence. Mais la médiatisation de ce sondage sur des sites de jeu vidéo (Gameblog par exemple, à cette adresse :
http://www.gameblog.fr/news_4771_jeu-video-mauvaise-influence-sur-les-ados) a appelé les joueurs à venir donner leur avis et à faire augmenter sensiblement la part des non : aujourd’hui les votants pensant que les jeux vidéo ont une mauvaise influence sur les ados sont 65% de 6500.
La dernière interrogation soulevée par ce sondage est : à quoi sert-il ? Le site stipule bien, sous les résultats, que « ce sondage n'a pas de caractère scientifique et ne reflète que les opinions des internautes qui ont choisi d'y répondre ». C’est très bien mais dans ce cas, à quoi sert la question ? Si les réponses n’ont pas de valeur scientifique, que peuvent-elles apporter ? Il s’agit évidemment d’une précision hypocrite car tout un chacun est amené à tirer des conclusions de ces résultats. Pour moi, et pour beaucoup de joueurs, la conclusion est claire : une large majorité des internautes d’LCI ont tellement bien gobé ce que la chaîne a dit sur GTA IV à travers le témoignage alarmiste d’un psychiatre (j’y reviendrai dans mon truc sur les médias et GTA IV mais vous pouvez jeter un coup d’œil au reportage ici :
http://tf1.lci.fr/infos/high-tech/0,,3836515,00-gta-pose-question-limites-apporter-aux-jeux-video-.html), qu’ils pensent effectivement que les jeux vidéo ont une mauvaise influence sur les ados même s’ils n’ont jamais pu le constater par eux-mêmes. Mais pour ces mêmes internautes, les conclusions peuvent être toutes autres. Voyant qu’ils sont une large majorité à s’inquiéter pour leur progéniture, ils peuvent estimer que même si, à leur domicile, leurs enfants sont tranquilles, ça n’est visiblement pas le cas chez tout le monde. Et qu’il faudrait donc que l’Etat fasse quelque chose (on adore dire que l’Etat doit faire quelque chose) et qu’ils interdisent la console à leurs gosses par mesure de prévention.
Ce sondage, comme presque tous les sondages, illustre parfaitement ce que Patrick Champagne dénonçait il y a 20 ans dans son ouvrage Faire l’Opinion, dont j’ai parlé dans le billet précédent. Ce que dit Patrick Champagne, c’est que les sondages ont fait leur légitimité sur l’idée que les politiques et les experts parlaient à tort et à travers au nom du peuple ; alors aujourd’hui c’est le peuple qu’ils font parler à tort et à travers. Leur objectif, à travers des questions binaires comme celle évoquée ci-dessus, n’est rien d’autre que de schématiser des courants de pensée pour créer deux camps que tout oppose, et ce dans tous les domaines : fonctionnaires contre employés du privés, chômeurs contre travailleurs, cheminots contre usagers, fumeurs contre non-fumeurs, laxistes contre sécuritaires, etc.
Prétendant refléter l’opinion publique, ils la façonnent à l’image du monde tel qu’ils le voient et tel qu’ils veulent le voir. Prétendant faire fonctionner la démocratie, ils la réduisent à des avis qui n’appellent aucune argumentation en réponse à des questions qui n’appellent aucune réflexion. Le peuple a toujours raison et si le peuple est contre la grève et si le peuple est pour qu’on lui interdise de fumer, alors il faut interdire la grève et la fumée. Et si le peuple est pour gagner plus d’argent, alors il faut soutenir la politique du gouvernement. C’est en gros ce que nous dit chaque semaine Le Figaro à travers l’institut de sondage OpinionWay, dont les plus gros clients sont précisément LCI, l’UMP et Nicolas Sarkozy.
Démocratie, vraiment ? Pourtant les sondeurs, une fois leur échantillon « représentatif de la population âgée de plus 18 ans » établi, le gardent parfois. Tiens, faisons un sondage : parmi tous les gens qui me lisent actuellement, combien ont déjà été sondés ? Et combien ont déjà été sondés sur une chose sur laquelle ils avaient un avis réfléchi ? Et combien ont pu dire leur avis tel qu’ils l’entendaient bien qu’il faille le faire rentrer dans l’éventail de réponses proposées ? Si les sondages exprimaient la démocratie, j’aurais déjà été sondé au moins une fois mais non, même pas.
Les sondages ne disent pas dans quelles conditions sont posées les questions, ni comment les sondés y répondent : ont-ils des hésitations ou bien sont-ils immédiatement catégoriques ? Comment garantir que le sondeur ne les a pas doucement guidés vers une réponse lorsqu’ils ne comprenaient pas vraiment la question ? Comment garantir que le sondé a répondu ce qu’il pensait alors qu’il a peut-être été dérangé par cet appel et qu’il a répondu le contraire de ce qu’il voulait juste pour fausser les statistiques ?
Il y a quelque chose de pourri dans ce royaume et Patrick Champagne l’a superbement démontré, donc lisez son bouquin, Faire l’opinion.