Salut les amis. Je vous signale la parution, la semaine dernière, d’un article sur le site de critique des médias Acrimed. Il porte sur le Grand Journal de Canal+, émission de dépolitisation de la politique. Je n’ai pas contribué à sa rédaction — à l’exception de quelques phrases — mais je me suis chargé, avec plaisir tant cette émission m’exaspère, de retranscrire trois émissions pour fournir de la matière.
Je vous copie/colle le chapeau de l’article, lisible
ici (lien)
Emission de politique dépolitisée, « Le Grand Journal » ? A n’en pas douter, oui.
Alliant fausse impertinence et vraie superficialité, show-bizness et politique, l’émission phare de Canal Plus est une émission de mélange des genres. Son dispositif, son déroulement, son contenu, ses animateurs et ses invités : tout et tous concourent à transformer la politique en spectacle médiatique. Comme si la politique qui se donne en spectacle et que l’on donne en spectacle était toute la politique. Comme si elle n’était et ne pouvait être que cela. Comme si le donner à croire n’avait aucune implication… « politique ».
En bonus, voici quelques passages, non repris dans l’article, que j’ai trouvés savoureux lors de mes retranscriptions. Mieux vaut les lire après l’article d’Acrimed, qui permettra de mieux saisir le contexte.
Le "palmarès de la semaine" de Jean-Michel Aphatie.
Jean-Michel Aphatie, décrété par l'émission de Mireille Dumas sur France 3 "journaliste le plus incisif de France", dresse chaque vendredi le "palmarès de la semaine". Une séquence dans laquelle il distribue les bons et les mauvais points aux politiques, sans jamais tenir compte du jeu que jouent les journalistes dans le jeu politique.
Le vendredi 2 octobre, Aphatie est en forme.
— Denisot [bouillonnant d'impatience] : « Et on commence par le dégoût de la semaine, Jean-Michel.»
Jean-Michel a été dégoûté par la réaction que Bernard Kouchner a eue sur le plateau du Grand Journal lundi, après des propos de Berlusconi tenus le week-end (sa nouvelle blague sur Obama et sa femme). On revoit la réaction de Kouchner (qui se contente de dire, après un silence et des haussements de sourcils : « Pénible. Très pénible. »)… et « voilà », conclut Aphatie. Denisot veut « passer à autre chose : le mordu de la semaine. »
Et c’est Jacques Chirac qui reçoit ce titre, vu qu’il a été… mordu par son chien. Aphatie ou le journalisme politique à son sommet. Un sommet également tutoyé par Duhamel qui ajoute, le doigt levé : « Et Chirac qui a gagné trois points de popularité ». Ainsi, l’information est complète.
[Le public applaudit ce « mordu de la semaine »]
On passe ensuite à « la boulette de la semaine » : un article du Canard a révélé que des parlementaires UMP ont eu droit à un spectacle de strip-tease commandé par l’hôtel du Fouquet alors qu’ils s’y rendaient…
[Le public applaudit bien sûr cette « boulette de la semaine »]
Voilà maintenant « l’énigme de la semaine » : des images diffusées par le JT de France 2 dans le cadre de l’ « affaire Polanski » où l’on voit Emmanuelle Seigner filmée sans son accord et visiblement gênée de l’être. Et voilà Aphatie qui nous sert une petite leçon de journalisme.
—Aphatie : « Quand on est téléspectateur on est prisonnier de la télévision. Vous savez on les regarde, poum on vous propose ces images, et puis une fois qu’elles sont passées on se dit mais qu’est-ce qu’elles apportent ces images là de Polanski ? Qu’est-ce qu’on a voulu nous dire avec ces images ? Rien du tout ![Il s’agite en tous sens en signe d’énervement face à tant d’incompétence.] On a volé des images qui n’ont pas de sens. Est-ce qu’il y a eu un débat lors de la conférence de la rédaction de France 2 qui a préparé ce journal autour de ces images ? Doit-on les diffuser ? Ne doit-on pas les diffuser ? Si on les diffuse, pourquoi on les diffuse, quel est leur contenu informatif ? Moi je serais curieux de savoir s’il y a eu un débat, parce que quelquefois on a l’impression que le journalisme ne réfléchit plus trop à ce qu’il est, et j’ai l’impression que les images volées, bé c’est un peu spectaculaire on les balance. »
L’analyse est déjà très poussée. Denisot, que l’on a pu voir lors de deux plans de coupe, avait l’air de boire les paroles d’Aphatie. Peut-être s’est-il interrogé sur le contenu informatif de son émission et des anecdotes évoquées quelques secondes plus tôt. Mais ce cours magistral ne serait rien sans un complément de Duhamel :
—Duhamel [levant les mains et prenant le ton de l’évidence]: «Hé… C’est la logique de la vidéo ! A partir du moment où on a pris des images, on se dit que c’est formidable de pouvoir les diffuser, et on réfléchit pas toujours sur ce qu’on diffuse et pourquoi on le diffuse et quel effet ça aura.» Duhamel n’a toujours pas digéré la diffusion, en 2007, d’une vidéo où il avait annoncé qu’il voterait Bayrou… ce qui l’avait provisoirement privé de sa tribune sur RTL.
On passe ensuite à « la femme de la semaine ».
Qui est-ce ? Aphatie : « Ah, ben Ségolène Royal ! » En effet, un événement s’est produit mercredi soir sur le plateau du Grand Journal : « Elle a avoué le fantasme que tout homme politique porte en lui. Vraiment. » [Aphatie nous ressort l’émission de mercredi, lorsque Royal dit : « Je ne suis pas là pour parler de moi. Je suis là pour parler des principes… » Aphatie l’interrompt : « Vous êtes là pour répondre aux questions aussi. » Royal : « Mais… Oui, mais en même temps je peux choisir les questions auxquelles je réponds. »]
De retour en plateau, alors que le public applaudit, on voit Duhamel en gros plan qui lève les mains en ricanant. Aphatie : « C’est… Voilà, c’est le fantasme absolu ; bravo Ségolène ! » Une information à forte valeur informative, puisque c’est la toute première fois qu’une personnalité politique dit à son intervieweur qu’elle répondra aux questions qu’elle veut… C’est du jamais vu. Quant à Aphatie, il remonte sur son cheval de bataille : la lutte contre les politiques qui ne veulent pas répondre à ses si pertinentes questions.
Bilan du « palmarès de la semaine »: quatre anecdotes insignifiantes plus une leçon de journalisme qui s’appliquerait bien à son propre auteur. On notera que deux de ces anecdotes sont basées sur des interviews diffusée dans le Grand Journal la même semaine, ce qui permet à l’émission de s’autoalimenter en informations — un extrait du Grand Journal, même inutile, gagnant le statut d’information du seul fait de son origine.
Un formidable outil : "l'échelle du prévenu".
Le même vendredi 2 octobre, débat avec trois « grands observateurs » (Alain Duhamel, Hervé Gattégno, Renaud Dély) autour de la récidive après le meurtre de Marie-Christine Hodeau :
Comme à son habitude, Denisot pose une question idiote à ses « observateurs », dont il attend visiblement une parole sacrée : « Sur ce sujet délicat, est-ce que quelqu’un a la bonne réponse ? Parmi vous…» Silence des « observateurs » qui se regardent pour savoir lequel va se lancer. C’est Hervé Gattégno (du Point) qui saute le pas :
— Gattégno : « Non, la bonne, sûrement pas, il est probable qu’elle n’existe pas. En tout cas, je pense qu’il n’y a rien d’illégitime à lancer ce sujet-là, celui de la castration chimique ; on sait que ça existe dans d’autres pays… »
— Massenet [voulant montrer qu’elle a étudié le sujet] : « En Belgique notamment, et les médecins sont unanimes pour dire que c’est pas une solution non plus. »
— Gattégno [prend peur et se rétracte] : « Non non, bien sûr, j’ai commencé par là, je crois que s’il y avait une vraie bonne solution très efficace, très modestement je crois que quelqu’un l’aurait déjà trouvée depuis longtemps. En tout cas, ce qui est sûr c’est qu’il faut pas se laisser guider par les passions, et on voit bien dans ce débat…»
— Aphatie : « C’est mal parti hein… »
— Gattégno : « … Bien sûr c’est mal parti, parce que comme à chaque fois, les politiques eux-mêmes sont de grands récidivistes, quand il s’agit de déborder de passion pour traiter des choses qui devraient l’être avec beaucoup de sérieux. » Bien sûr, les médias, eux, ne « débordent jamais de passion » lorsqu’ils traitent ces sujets…
Je passe sur le reste de la discussion, mais je formule tout de même une observation : nos « grands observateurs » (ainsi que tous les médias que j’ai pu consulter sur le sujet, au passage…) ont allègrement amalgamé meurtre et viol — sous l’égide de Denisot et de ses questions. En effet, au moment du débat, il n’est pas dit que Mme Hodeau a été violée par son meurtrier présumé. Il n’est donc ni question de récidive (l’homme n’a jamais tué), ni question de castration chimique (aux dernières nouvelles, au moment du débat, il n’a pas violé)… Pourtant, ce sont ces deux questions qui sont au cœur de la discussion.
Lors de la même émission, on aborde le procès Clearstream. On glose sur Dominique de Villepin : va-t-il s’en sortir ? Comment le procès se présente-t-il pour lui ? La question n’est pas tranchée mais Ariane Massenet, qui a besoin de comprendre, tente de poser les choses d’une façon idiote, espérant que cela nous aidera. Elle dégaine donc un outil dont j’ignorais l’existence jusque-là : « l’échelle du prévenu » (c’est ainsi que je l’ai nommée), inventée et brevetée par Alain Duhamel (de RTL, France 2, le Point, Libération,… j’en oublie sans doute quelques-uns).
Massenet : « Et s’il était parti de moins dix, comme disait Alain Duhamel au début du procès, il en serait à combien là ? »
— Gattégno : « Euuuh, à moins neuf. »
— Massenet [visiblement surprise mais pleinement satisfaite] : « Ah ! Ah oui, oui… »
Duhamel enchaîne en parlant de la « très maligne [sic] stratégie de Villepin » : alors que Clearstream est une « affaire judiciaire », il la présente « uniquement comme un affrontement politique. » C’est l’occasion pour celui que le Plan B a surnommé ‘‘Purée froide’’ de se réapproprier son invention, « l’échelle du prévenu» : « En politique, là il part pas du tout à moins dix ; en politique il part à plus dix, évidemment. Donc toute sa stratégie c’est de dire ‘’on va pas parler vraiment de l’affaire techniquement, on va dire il y a un affrontement Sarkozy et moi’’. »
Une « stratégie » qui rappelle celle… des médias dans leur façon de traiter « l’affaire », et en particulier celle du Grand Journal au moment même ou Duhamel s’exprime.
A ce moment, sans que quiconque n’ai pu voir venir le coup, Renaud Dély (de Marianne) s’empare de l’outil de mesure pourtant incontestable qu’est « l’échelle du prévenu ». Il en tire une conclusion toute différente de celle de Duhamel : « Sur le plan politique, effectivement il a raison puisqu’il existait plus, il n’a rien à perdre en politique. Autant sur le plan judiciaire il a tout à perdre, face au président, autant sur le plan politique, il part même pas de moins dix, il part de moins cinq cents. » Alors que l’on pensait que « l’échelle du prévenu » allait de moins dix à plus dix, on découvre ébahi qu’elle peut descendre jusqu’à moins cinq cents. C’est toute notre façon de voir le monde qui s’en trouve ébranlée.
Quelques minutes plus tard, c’est au tour d’Hervé Gattégno de déposséder Duhamel de son « échelle du prévenu », qui ne s’use décidément jamais : «Si le général Rondot venait dire lundi à l’audience qu’il s’est trompé et que probablement y a des erreurs dans ses notes et qu’il n’a pas voulu dire à propos de Dominique de Villepin ce qu’on croyait avoir compris, euh alors effectivement là Dominique de Villepin va remonter à plus deux ou à plus trois. »
Employée avec la rigueur scientifique qui sied à sa précision millimétrique, « l’échelle du prévenu » nous aura donc permis d’appréhender ce procès avec un regard neuf. Si l’on dresse un bilan des calculs effectués par nos observateurs, on peut donc dire :
- que Villepin, parti de moins dix, est actuellement à moins neuf sur le plan judiciaire mais qu’il pourrait tout à fait remonter à plus deux ou plus trois… ce qui en dit long sur le jugement qui sera rendu ;
- que les analystes divergent en ce qui concerne le plan politique. Les duhaméliens, fidèles à leur tradition de mollesse et de tiédeur, estiment que Villepin part d’un petit plus dix. Les délyiens, fidèles à la radicalité, pour ne pas dire l’extrémisme, d’une publication centriste et racoleuse comme Marianne, le voient plutôt à moins cinq cents. Eh bien ça nous fait tout de même un écart de cinq cent-dix échelons, et c’est pas rien.
Et vu que pour ma part, je me trouve actuellement à moins mille sur le plan de l’inspiration, je vous laisse vaquer à vos occupations (si vous n’en avez pas pris la liberté vous-mêmes) et vous le dit : tant va la cruche à l’eau, qu’en la fin elle se brise. Eh bé oui.