Samedi matin. Michel se réveille plein de joie et de gloubiboulga. Dans son coeur résonne l’écho des lendemains qui chantent l’amour de la vie. La semaine a été longue, il a bien mérité son repos. Quiconque tenterait de gâcher son week-end en le privant de ses loisirs les plus chers s’exposerait à un déchaînement de violence dont Michel se refuserait à assumer les conséquences. Que cela soit dit, et entendu.
Lorsqu’il pénètre dans la cuisine, Michel aperçoit sa sœur, dix ans, qui petit-déjeune en regardant Titeuf. Elle l’énerve. Elle est parfois si puérile que ça en devient insupportable. Quelquefois, si ça ne tenait qu’à lui, il l’assassinerait bien, il le sait — mais il n’ignore pas non plus que ce faisant, il s’exposerait à de graves problèmes.
Pour éviter de s’infliger la désagréable compagnie de la fille de sa mère, Michel reporte de quelques minutes son petit-déjeuner — il attendra qu’elle ait fini, ça ne le tuera pas et ça demeurera vivable, contrairement aux bruits de succion qu’elle ne manquera pas d’émettre au moment de boire son lait gorgé de cacao sucré. En attendant, il pense pouvoir se permettre un petit cadeau pour bien débuter la journée : une bonne dose d’ultraviolence gratuite fournie à peu de frais par un jeu ultraréaliste où le héros, affranchi des frustrations de la réalité, ne meurt jamais tout en tuant plein de gens*.
Michel dispose d’un jeu comme celui-là en rayon. C’est un jeu déconseillé aux moins de 18 ans mais qu’importe — ne faites jamais confiance aux signalétiques, telle a toujours été la devise de Michel, il l’a adoptée en moyenne section de maternelle, lorsqu’on lui interdisait de voir Fight Club tandis qu’il se défendait en arguant que bien que mal fichu, ce film véhiculait un discours anarchisant auquel il n’était pas insensible.
Aujourd’hui, à cinq ans, Michel a bien évolué. Fight Club lui semble une bonne blague potache signée par un réalisateur qui était loin d’avoir atteint sa maturité. Avec son jeu sur Wii, Ultraviolentic Delirium Parabellum Rectum (UDPR) Michel a trouvé un nouvel exutoire. Dans UDPR, vous incarnez Jean-Paul Jean-Paul, un mercenaire revenu de tout qui décide, un beau jour, en prenant sa douche, de s’affranchir des contraintes du monde réel et de trucider tous ceux qu’il croise. Jean-Paul Jean-Paul (JP JP) peut voler à sa guise, dispose de toutes les armes avec munitions infinies, est invisible, traverse les murs, sait écraser quelqu’un avec la force du petit doigt, dispose d’un nombre infini de vies qui ne lui servent à rien puisqu’il est invincible et pis, il en gagne lorsqu’il tue des gens, sans compter qu’il a fait fortune dans un fonds d’investissement qui lui a donné tout le PIB mondial, duquel il dispose pour racheter tout ce que le monde contient (la planète entière a été modélisée avec soin, des plus petits chemins de la savane africaine aux plus profonds des fonds océaniques) et, s’il le désire, asservir les autres hommes en instaurant une dictature où bon lui semble tout en niquant toutes les gonzesses, tous les mecs et tous les êtres vivants qu’il veut.
Bref, Jean-Paul Jean-Paul a tous les pouvoirs et à travers lui, Michel rêve bien sûr d’une autre vie. Mais incarner JP JP au quotidien n’est pas sans conséquence, on l’imagine bien, sur la psyché de notre cher bambin. Enfant-roi, symbole d’une génération victime de la démission des parents, Michel n’a aucune idée de ce que peut être une contrainte. Sa liberté, il la voit absolue, irréfragable — ainsi qu’il l’a écrit un jour dans une rédaction, en première section de maternelle, intitulée « Ma liberté à moi ». Alors, vous pensez bien qu’il va se passer un drame si quelqu’un s’avise d’entraver la liberté de Michel.
Et de fait. Après quelques minutes durant lesquelles il a violé puis mutilé quelques prostituées tout en génocidant les Suisses, qui commençaient à l’énerver sérieusement, Michel doit mettre le jeu en pause car sa sœur a achevé son petit-déjeuner, ce qui signifie qu’il va pouvoir enfin déguster ses Chocapic avant de fumer une petite clope et de reprendre sa partie car il lui reste à reproduire les attentats du 11 septembre.
Michel déguste ainsi son petit-déjeuner tout à fait calmement, comme à son habitude, vraiment comme à son habitude, hein, il faut le dire, il est très calme pour le cas où certains en douteraient. Il ne sait bien évidemment pas le drame qui se trame dans la flamme du tram qui rame comme les femmes de ma came, yo pépère.
Il est 11 heures 30 quand Michel revient dans le salon, tenant dans la main droite le couteau de cuisine avec lequel il a pris l’habitude de se raser — ce qu’il s’apprête à faire. Mais quelle n’est pas sa stupéfaction (eh oui, quelle n’est-elle pas) lorsqu’il constate avec le plus amer dépit que sa sœur, cette salope, non contente d’avoir éjecté son disque de UDPR de la Wii, a inséré un de ses jeux, « Léa passion mode 2 » ! Enfoutre et damnation ! Michel, pris de panique et d’une rage folle, fonce vers sa sœur avec son couteau et le lui plante là, en plein dans le thorax. Espèce de connasse ! lui glisse-t-il à l’oreille tout en commettant ce geste irréparable, qui malheureusement ne la tuera pas pour autant.
Bien sûr, cet accès de violence apparaîtra inexplicable à l’ensemble de la France, qui comme à son habitude s’en émouvra — quelle bande de pleureuses. Les journalistes chercheront un sens, une morale à
ce tragique fait divers (clic), car les journalistes ont toujours une excellente défense pour justifier la surmédiatisation des faits divers : « Chaque fait divers révèle quelque chose sur la société et ses dysfonctionnements », nous disent-ils sans avoir l’air bien conscients que chaque fait divers révèle surtout quelque chose sur la presse et ses dysfonctionnements. Les jeux vidéo seront, bien évidemment, pointés du doigt par des experts interviewés. A tort. Car au regard du déroulement des faits tel que je l’ai rapporté ici, c’est-à-dire avec une exactitude de chaque instant et un souci du détail confinant à l’autisme le plus génial, l’acte de Michel ne semble plus du tout incompréhensible. La loi est la loi : on ne remplace par UDPR, qui heureusement n’existe pas, parce que ce ne serait pas drôle, par Léa passion mode 2, qui hélas existe bel et bien.
En attendant, Michel jurera, mais un peu tard, qu’on ne l’y reprendra plus.
* Ceci est une reprise libre des divagations d’une journaliste d’RTL qui s’interrogeait suite au drame vaguement évoqué dans ces lignes : « Les jeux vidéo ultraréalistes, parfois violents, dans lesquels on a tous les pouvoirs et donc un sentiment de toute puissance, où les frustrations de la réalité justement, comme une grande sœur qui dirait non par exemple, eh bien tout cela a disparu ; les jeux vidéo où les personnages ne meurent jamais et tuent beaucoup lui ont-ils soufflé cette idée malheureuse ? Ce sera aux psychologues de trancher »