C’est un matin neigeux. Michel, ou « Nanard », comme le surnomment ses pantoufles, se lève. Il ouvre son volet et ses yeux tressaillent tant la lumière qui les frappe est blanche. Il a neigé, constate-t-il. Ce n’est pas pour rien que je l’ai écrit juste au-dessus.
En se grattant les yeux et en plissant les couilles, ou peut-être bien l’inverse, Michel se dirige vers la salle de bain. Il y va sans joie ni peine, comme tant de Français lorsqu’ils se lèvent ainsi que l’indique un sondage Opinionway du 13 décembre dernier particulièrement édifiant.
La première chose que Michel voit lorsqu’il tourne la tête vers la droite après avoir franchi la porte de la salle de bains, c’est son visage dans la glace. Torse-nu, en caleçon, il contemple le corps que Dieu lui a offert pour le remercier de sa naissance et ne peut s’empêcher, comme presque chaque matin, de penser je suis quand même pas mal. Pourtant, il le sait, ce jour risque fort d’être identique aux autres ; et si Michel peut raisonnablement attendre d’attirer l’attention d’une ou deux filles sur son physique élégant, il y a fort à parier que ses relations avec elles ne se prolongeront pas au-delà de cet échange fiévreux de regards qu’il sait si bien provoquer dans les cafés durant le cérémonial qui introduit toujours la consommation d’un soda. D’abord, il ne déballe sa paille qu’à moitié. Puis il attend que la fille convoitée le regarde… cette phase peut durer longtemps. Et soudain, lorsque cela survient, il souffle dans la paille afin d’en faire fuser l’emballage, lequel fend alors les airs et virevolte en tous sens pour achever sa course folle en plein dans l’œil dont Michel voulait précisément que sa propriétaire le tournât vers lui, d’où le regard fiévreux évoqué plus haut.
Enfin bref. En attendant d’allumer les nanas en soufflant dans sa paille, Michel doit aller aux cagoinces. C’est la nature. Le voilà donc qui s’assoit où l’on sait, les coudes posés sur les cuisses, les mains jointes, la tête penchée vers l’avant. Un frisson lui parcourt le dos. Mais alors qu’il s’apprête à fendre les flots situés en contrebas de la plus belle des manières, son regard est attiré par un détail étrange sur son pied droit. Au reste, quiconque se trouverait en sa compagnie (remercions Dieu que ce ne soit pas le cas) ne pourrait s’empêcher de constater également ce détail : son petit orteil s’agite tout seul, comme pris d’une irrésistible envie de danser le boogie-woogie, ce qui arrive rarement à un orteil, exception faite, bien sûr, je savais que vous le diriez, de quelques spécimens de petits orteils danseurs de boogie-woogie observés en Alaska et au dans le désert du Sahara. Mais ces spécimens ont été observés, si ma mémoire ne me fait pas défaut, dans les années 1950. L’amateur pourra d’ailleurs retrouver les observations consignées à l’époque par Bernard-Henri Bourdieu, découvreur des petits orteils danseurs de boogie-woogie, dans le magnifique ouvrage que l’anthropodologue a consacré au sujet : Observations sur les petits orteils danseurs de boogie-woogie en milieu tempéré.
Chacun, sauf peut-être les plus jeunes (à l’image de Pierre Tchernia) et les plus séniles (comme Philippe Val) a en mémoire la révolution culturelle que représenta la parution de cette étude scientifique qui bouleversa tous les concepts établis jusqu’alors dans la recherche sur les petits orteils, et dont Spinoza dit (précédant en ceci Platon) que cela « changerait [sa] vie à tout jamais». Et malgré la virulence des attaques qui leurs ont été portées (voir à ce sujet le morceau jadis interprété par le regretté chanteur Eddy Mitchell, Pas de boogie-woogie avant vos prières du soir), les petits orteils danseurs de boogie-woogie sont toujours parvenus à subsister, naviguant d’un pied à l’autre au gré des rencontres.
Et ce jour-là, il semblerait bien que Michel, fièrement installé sur le trône, découvre avec une joie à peine dissimulée qu’il a été choisi pour porter un petit orteil danseur de boogie-woogie, au moins jusqu’à ce que ce dernier ait trouvé un autre pied pour danser en toute sérénité. C’est très étonnant étant donné ce que j’ai dit plus haut sur la rareté des cas de petits orteils danseurs de boogie-woogie observés depuis les années 1950, mais qu’importe la vraisemblance, qu’importent les conventions, et qu’impaurte l’ortaugrafe.
Armé de ce petit orteil danseur de boogie-woogie (que nous appellerons désormais podbw dans un souci d’économie de temps et d’efforts, et surtout d’efforts), Michel sent que ça y est, là c’est la bonne, c’est son jour, il va bayser une gonzaisse, aucune n’y résistera. Comment peut-il en être si sûr ? Tout simplement parce qu’un sondage Opinionway mené le 13 décembre dernier auprès de 1438 gonzaisses représentatives de la population totale des gonzaisses révélait que « les femmes françaises aiment les hommes, les petits orteils, et le boogie-woogie». Il se voit déjà en séduire une ou deux et peut-être même dix, et il s’imagine en train de lui faire plein de trucs qui chatouillent et qui fripouillent avec son podbw : dans le cou, sur le ventre, le long des jambes…
Toutes affaires cessantes, Michel file donc s’installer à la terrasse d’un café. Il repère une fille, s’assoit à côté d’elle et évite de faire le coup de la paille. Au fond de sa chaussette, il sent son podbw qui s’agite, prêt à s’éveiller dès que résonneront les premières notes d’un morceau de boogie-woogie. Il sort alors un lecteur mp3 et programme un morceau de boogie-woogie bien célèbre que vous connaissez tous. Tout en finesse, il fait descendre un écouteur le long de sa jambe et le glisse dans sa chaussette, en veillant bien à ce que la fille remarque son petit manège.
Alors, la magie opère. Le morceau de boogie-woogie résonne désormais dans toute la rue et, mû par une force invisible, Michel se lève pour danser avec un rythme incroyable, devant des voitures dont les conducteurs effarés l’applaudissent et hurlent de joie à l’attention du ciel en agitant des drapeaux sur lesquels on peut lire « Vive Michel ». Alors la fille, admirative devant cette audace que ne renierait pas Bertrand Delanoë (d’ailleurs présent, avec Laurent Joffrin, parmi la foule venue acclamer le roi du danseflore), oublie son café et rejoint Michel pour danser avec lui tandis qu’un feu d’artifice transcendantal illumine le ciel turgescent et que ça y est, tous les adjectifs peuvent s’employer avec n’importe quel mot rachitique.
Peu après, nous retrouvons Michel et sa nouvelle compagne, Aurélie, allongés tendrement dans la couche de notre héros du jour. Ils semblent heureux. Ils se parlent d’eux, de leur passé, de leur futur, j’ai toujours rêvé de quelqu’un comme toi tu sais, lorsque je voyais les émissions de Jean-Luc Delarue j’en venais à penser que l’amour n’existe pas, avant je voulais avoir un enfant avec Henri Proglio… Tant de tendresse partagée. Tant de passion, aussi. Il ne manquerait plus qu’Irène Frain écrive la suite dans Paris Match. Mais Michel a de nouveau envie. Et il sent bien, même s’il ne peut en être certain, que la réciproque est vraie dans le cas d’Aurélie. Alors cette fois, afin d’être sûr de lui faire atteindre ce qu’il appelle finement la «sextase», il décide d’utiliser son nouvel « atout charme ». Il relève la couette et entreprend de chatouiller la jambe d’Aurélie avec son podbw. Il ignore qu’Aurélie n’a jamais vu un podbw de sa vie, qu’elle ne sait même pas que ça existe. Il ignore le drame qui se trame. Ainsi, tandis que son podbw grimpe vigoureusement, en se secouant avec un rythme effréné, le long du versant intérieur de la cuisse d’Aurélie, cette dernière aperçoit ce qui apparaît à ses yeux comme un court lombric corpulent et poilu prêt à pénétrer dans son corps et à l’infester de l’intérieur. Subséquemment, et alors que Michel la regarde en souriant, attendant une exclamation d’admiration, elle hurle et s’empare d’un couteau de cuisine qui traîne là sur la table de nuit sans qu’on sache très bien pourquoi (d’ailleurs) et, agrippant le pied de Michel, tranche d’un coup sec le pauvre petit orteil qui s’en va rouler à terre en écrivant à même le sol, avec son sang s’échappant par petites saccades, « Eddy Mitchell m’a tué » (sans faute car les podbw, contrairement aux riches, ne font pas de fautes d’orthographe en mourant).
Ainsi s’achève la journée de Michel, qui avait pourtant si bien commencé, et sa relation avec Aurélie, qui s’annonçait pourtant si fructueuse. Sans joie dans les pieds mais avec la tristesse au cœur, notre héros regagne son logis, triste, harassé.
L’histoire pourrait se finir de cette façon si Michel n’avait pas l’heureuse surprise, en rentrant chez lui, de trouver Lou Reed venu dans sa chambre incognito pour donner un concert privé par surprise, comme ça, pour le plaisir. Et le grand Loulou, interprétant magistralement son vieux tube Rock’n’Roll en tirant la langue pour essayer de produire un solo de guitare, rappelle à notre pauvre Michel meurtri la vérité essentielle qu’il avait énoncée il y a de cela quarante ans, devançant ainsi Descartes, Heidegger et Bernard-Henri Lévy : « Malgré toutes les amputations, tu peux encore danser sur une station de rock’n’roll ».
posted the 01/06/2009 at 11:07 AM by
franz