Faut-il se méfier des jeux vidéo ? Les jeux vidéo rendent-ils dépendants ? Comment éviter que nos enfants soient accros aux jeux vidéo ? Voilà un échantillon des questions que les médias dominants se posent régulièrement depuis une bonne dizaine d’années, dans un contexte où « les jeux vidéo sont un phénomène grandissant ». De temps à autre, comme ça, sans qu’on sache trop pourquoi, ils ressortent le débat et reposent ces mêmes questions aux mêmes « spécialistes » (Serge Tisseron, Marc Valleur, Marcel Rufo) qui leur expliquent depuis dix ans qu’il ne faut pas « diaboliser » et que « la dépendance aux jeux vidéo est rare ». Étonnamment, ces experts ne semblent jamais exaspérés qu’on les fasse sans cesse intervenir pour réexpliquer les mêmes choses. On ne les entend jamais sermonner les journalistes et leur dire que tout de même, ça commence à ben faire, ils devraient avoir compris maintenant. Il faut dire que pour eux, c’est bien souvent l’occasion de vendre leur came, à l’image de Serge Tisseron tout récemment.
Ainsi, le 24 décembre, jour de joie, d’allégresse et d’amitié pour la planète entière, même pour les Gazaouis qui ne savaient pas ce qu’ils allaient déguster moins d’une semaine plus tard, France Info nous ressort de derrière les fagots le vieux débat : doit-on se méfier des jeux vidéo ? Le journaliste a pour intervenants téléphoniques Serge Tisseron, « psychiatre, psychanalyste, docteur en psychologie, directeur de recherche à l’Université de Paris X (Nanterre) et auteur de Qui a peur des jeux vidéo ? aux éditions Albin Michel » et « Michel Reynaud, professeur des Universités, service de psychiatrie et d’addictologie, Hôpital Paul Brousse à Villejuif » (vous pouvez écouter le « débat » sur
le site de France Info (clic)). Les deux « experts » ne débattront pas véritablement, et pour cause : ils sont d’accord. D’accord pour dire que la dépendance aux jeux vidéo n’est pas vraiment en danger, qu’elle exprime le plus souvent un malaise plus profond et qu’à l’adolescence il est normal de s’adonner à fond à certains plaisirs (les branleurs ne doivent pas le prendre pour eux). Bref, ils se contentent de redire ce qu’ils disent depuis longtemps déjà.
Un peu plus d’une semaine plus tard, nous sommes en 2009 mais rien n’a vraiment changé : au 20 heures de France 2, Olivier Galzi, journaliste courage, aborde vers 20h20 le sujet sans détour. Et le reportage de poser la question des risques de dépendance aux jeux vidéo, et de mettre le doigt sur le fait qu’ils sont le cadeau star de Noël, et de faire intervenir un spécialiste, en l’occurrence Marc Valleur, qui s’occupe de « cyberdépendants » et que l’on a déjà entendu mille fois minimiser les risques liés aux jeux vidéo. On l’a peut-être entendu mille fois mais ça n’était visiblement pas suffisant pour que France 2 comprenne, car Olivier Galzi a lancé le sujet comme s’il n’avait jamais, mais vraiment jamais, été abordé. C’était limite un scoop. On aurait dit que c’était un débat tout nouveau, du genre « qui préoccupe les Français » mais dont personne ne s’occupe. Pourtant, deux parlementaires ont remis en novembre un rapport sur la dépendance aux jeux en ligne afin de contrôler leur contenu pour infantiliser les joueurs ; voyez ça
ici (clic).
Et le 7 janvier, le Monde s’y met. « L’addiction aux jeux vidéo » est rare, nous dit Serge Tisseron dans un entretien (repris ensuite par
jeuxvideo.com (clic)). L’introduction de l’article est identique aux lancements de France Info et de France 2 : dans un contexte de fêtes où les jeux vidéo sont un cadeau très répandu, on s’interroge, on s’inquiète. Et, comme les deux autres, le Monde met dans le même sac les consoles de jeu (cadeau de Noël très courant) et les jeux visés par les accusations de dépendance comme World of Warcraft, qui ne sont pourtant pas légion sur console (en tant que joueur, on pourra d’ailleurs regretter de n’avoir pas sur console des masses de jeux vraiment addictifs, c’est même plutôt le contraire, des jeux trop courts, qui devient la norme). Bien sûr, Tisseron dira dans cet entretien la même chose qu’ailleurs. Et la journaliste ne semblera pas intégrer mieux que les autres que la dépendance aux jeux vidéo n’est pas vraiment un problème. Après avoir abordé les aspects positifs des jeux vidéo (socialisation, compétition, immersion, etc), la voilà qui pose la question fatidique : « On parle beaucoup d'addiction aux jeux vidéo. Est-ce justifié ? »
Réponse de Tisseron :
« Je préfère parler de joueur excessif que d'addiction. L'addiction aux jeux vidéo est un phénomène rare. Il concerne surtout les jeunes adultes. Il faut éviter de coller l'étiquette « addiction » à un ado. A l'adolescence, tout est flottant, rien n'est jamais fixé. Il n'est pas rare de voir des joueurs très excessifs en troisième et seconde qui ne le sont plus en première ou en terminale.
Par ailleurs, des études récentes ont montré que les zones cérébrales qui permettent de contrôler les impulsions n'arrivent à maturité qu'en fin d'adolescence. Néanmoins, les parents doivent sérieusement s'inquiéter quand les résultats scolaires de leur enfant baissent ou quand les activités de loisirs et parascolaires se réduisent fortement. »
Autrement dit : non, il n’est pas justifié de parler beaucoup d’addiction aux jeux vidéo. Pourtant, la journaliste fait ensuite comme si elle n’avait pas entendu la réponse (mais l’a-t-elle entendue ?) puisqu’elle demande : « Comment aider un jeune à ne pas devenir accro ? » Alors qu’on vient de lui dire que l’addiction n’était pas une conséquence obligée d’une pratique vidéoludique, même intense !
Et au final, l’article servira surtout, comme sur France Info, à vendre le bouquin de Tisseron. Ce qui m’amène à me demander si la résurgence soudaine de ce débat dans les médias n’est pas surtout due à une campagne de communication menée par l’éditeur (Albin Michel) dans le but de vendre le livre de Tisseron. En effet, de nombreux « débats » qui surviennent dans les médias comme s’ils étaient tombés du ciel, ou venus d’une demande de l’opinion publique, sont en réalité la conséquence d’un coup marketing ou politique mené pour vendre un produit ou une loi. Pour avoir un petit peu travaillé dans un journal, j’ai pu constater qu’il suffit qu’une association, une entreprise ou une personnalité politique locale envoie un communiqué pour qu’un titre de presse aborde un sujet, apparemment de sa propre initiative, mais en fait de celle de ceux qui veulent se servir de lui pour se vendre — ce qui ne sera pas dit explicitement au lecteur.
Ici, le retour soudain de ce vieux débat sur la dépendance aux jeux vidéo, qui devrait avoir été réglé depuis longtemps et qui ne devrait plus prêter à tant d’interrogations, coïncide étrangement avec la parution d’un livre de Serge Tisseron, que les médias adorent…
Enfin bon. Preuve que le personnel médiatique n’a toujours pas compris les leçons de Tisseron et ses confrères, en novembre dernier, Faustine Bollaert a consacré son émission quotidienne sur Europe 1 (le nom de l’émission : Et si c’était ça le bonheur ? – je me garderai de faire des commentaires) à la question suivante : « Comment faire décrocher mon enfant des jeux vidéo ? » Tout un programme que j’aborderai peut-être (sans doute) un de ces quatre jours, après avoir écouté l’émission.
En attendant, n’oublions pas la leçon que professait Lou Reed en 1970 avec le Velvet Underground : malgré toutes les amputations, on peut toujours danser sur une station de rock’n’roll.