Michel et le chewing-gum collé sous sa semelle, partie 2
Si vous avez manqué la première partie (à lire ici, (
lien) mais vous n’êtes pas obligé pour comprendre ce qui suit) :
On n’avait pas calomnié Michel M. et pourtant, sans qu’il ait rien commis de mal à part botter le derrière d’une femme pour se débarrasser d’un chewing-gum accroché à sa semelle, il se retrouva du jour au lendemain en comparution immédiate pour coups et blessures. Comment allait-il se défendre face à l’écrasante machine judiciaire française ?
NOTE :
Vous pouvez écouter cette chanson (lien) d'Arcade Fire, My Body is a Cage, en lisant ce texte.
Talonné par deux fonctionnaires de police, les mains liées par une paire de menottes, Michel pénètre dans la 4e chambre correctionnelle de Nancy la tête basse. Du fond de la salle, un applaudissement retentit quelques secondes puis s’évanouit piteusement.
Le président, qui porte des Ray-Ban, cesse de bidouiller son iPhone. Il se tourne vers Michel et, d’un ton ferme, lui rappelle la raison de sa présence dans cet établissement :
Monsieur Chelmi, vous êtes soupçonné de coups et blessures à l’encontre de madame Crouteil, ici présente. [La victime dissimule ses yeux rougis par les larmes derrière d’épaisses lunettes 3D. Elle se tient debout au fond de la salle. Elle ne peut plus s’asseoir tellement son postérieur souffre. Voir notre dessin.] Les faits se sont produits hier après-midi. Sans raison apparente, vous avez botté le derrière de cette innocente personne [Il désigne la victime d’un doigt ferme sous lequel point un certain mépris.] Vous avez prétexté un chewing-gum récalcitrant collé à votre semelle. C’est ridicule. Tellement ridicule qu’il n’a pas été possible de trouver un avocat pour vous défendre et que de toute manière, vous avez décidé de vous démerder tout seul. Eh bien ! Plaise vous en soit ! Défendez-vous maintenant !

Michel lève les yeux, parcourt la salle d’un regard au fond duquel brille la lueur du gladiateur face aux lions. Des figures hostiles le dévisagent. Des chuchotements malsains parcourent l’assistance. Curiosité et dégoût se mêlent dans cette pièce sclérosée par une atmosphère étouffante. Au premier rang, deux journalistes notent consciencieusement, la langue parcourant la lèvre supérieure, chaque détail sur lequel ils pourront s’appesantir plus tard pour décrédibiliser Michel. Est-ce cela la justice populaire ? Que viennent chercher ces chacals si ce n’est l’obscénité d’un procès perdu d’avance ?
Michel dresse les épaules, entrouvre la bouche et laisse filer quelque secondes avant d’entamer sa plaidoirie. La salle retient son souffle. Enfin, notre héros parle :
Monsieur le Président… Sachez qu’il est humiliant pour moi de me présenter ici devant vous, dans le seul but de vous convaincre que mon geste à l’encontre du fondement de cette dame en avait un — de fondement… [Riant de son bon mot, il se tourne vers elle. Il distingue une larme qui coule sous ses lunettes 3D, le long de sa joue rosie. Sa gorge se noue.] Mais… [Pendant un instant, il semble dépossédé de ses moyens.] Mais je réclame votre clémence et celle de tous ceux qui sont venus ici, aujourd’hui, assister à cette mascarade, à cette parodie de justice. [Il jette un regard de défi à l’encontre de l’assistance. Comme seule réponse, ses contemporains lui signifient leur incompréhension. Certains se renfrognent lorsque les yeux de Michel croisent les leurs. D’autres serrent les dents.] Il est vrai que mon geste paraît incompréhensible. Mais que celui qui ne s’est jamais retrouvé aux prises avec un chewing-gum sous la semelle me jette la première pierre !
Aujourd’hui, tenez-vous le pour dit, ce n’est pas mon procès que l’on devrait faire. C’est celui des terroristes — oui, j’ose le mot !— qui se permettent de jeter leurs déchets un peu partout. Car enfin, qui est le vrai coupable dans cette affaire ? Ce n’est pas moi, pauvre bougre qui ai eu le malheur de me trouver au mauvais endroit, au mauvais moment. Non. Le vrai coupable, c’est la société tout entière, cette société permissive qui laisse ce que l’on appelle abusivement « les citoyens », et que l’on devrait plutôt nommer « les pitoyens », agir sans discernement ! J’ai botté les fesses de cette dame ; c’est vrai. Je le confesse et j’exprime mes plus sincères regrets. Mais je ne suis pas en faute.
Le Président, faisant glisser ses Ray-Ban au bout de son nez pour regarder Michel par dessus : Si, quand même un petit peu…
Michel, levant le menton : Non ! Allez-y, condamnez-moi si bon vous semble ! Croyez-vous que cela empêchera un tel drame de ce reproduire ? Je vous le dis : cela ne changera rien. Demain, vous devrez juger un cas similaire. Et un autre après-demain. Et encore un après-après-demain. Et un de plus après-après-après-demain. Et sans doute deux après-après-après-…
Le Président, faisant mouliner ses mains : Oui, oui, on a compris.
Michel, pointant vers le Président un index autoritaire : Oui, monsieur le Président. Vous avez compris. Car vous êtes un être doué de raison. Vous savez, vous, monsieur le Président, que dans ma situation le plus sensé des hommes, fût-il notable, boucher, trader, mendiant ou même — oui, j’ose ! — Laurent Joffrin [au prononcé du nom du directeur du journal Libération, la salle se tord de rire durant quatre bonnes minutes. Un homme se lève en brandissant le dernier numéro du Plan B et hurle Vive la Sardonie libre ! A mort le PPA ! Personne ne le comprend (1).] Le plus sensé des hommes, disais-je, n’aurait pu faire autrement. S’il y a une victime ici, dans cette honorable salle, elle se trouve là, devant vous, menottée mais digne néanmoins. Digne et fière d’être ce qu’elle est : le martyr d’une société qui se cherche sans se trouver. Envoyez votre garde ! Sortez la guillotine ! Prenez ma tête ! Cela ne résoudra pas le problème des chewing-gums qui se collent dessous les semelles des honnêtes gens. [Michel s’interrompt et renifle un bon coup. Il reprend.] Un postérieur a souffert hier ; d’autres souffriront demain, que vous me condamniez ou non. Vous devez entendre mon cri, ce cri que je lance à tous mes frères. Levez-vous ! Brisez les menottes dans lesquelles on enferme votre cerveau, comme je vais incessamment briser celles qui encerclent mes poignets !
Et, joignant le geste à la parole, Michel lève ses mains vers le ciel et brise ses anneaux dans un geste rageur. De la bave coule le long de ses babines. Il traverse le couloir central et court vers la porte de sortie. Tous les yeux le suivent jusqu’à ce qu’il ait quitté la salle.
A grandes enjambées, Michel rejoint la rue, poursuivi par un quarteron de policiers essoufflés. Il ne veut pas attendre qu’on lui rende la liberté ; il a décidé de la reprendre lui-même. Courir. Courir sans s’arrêter. Courir sans savoir où aller. Courir pour se sentir libre. C’est désormais sa seule idée. Dans sa tête, il a cette chanson d’Arcade Fire, My Body is a Cage. Il se répète les ultimes paroles de ce morceau somptueux : Set my spirit free. Set my body free.
Il traverse la place Stanislas sous les regards des touristes dégustant un café à deux euros. Il remonte la rue Poincaré, bousculant au passage quelques étudiants larveux — sans doute de la fac de lettres. Il court sans faiblir jusqu’à rejoindre le lieu où, la veille, il a tatané les fesses de madame Crouteil : le pont des Fusillés, qui enjambe la voie ferrée. Les policiers se trouvent maintenant à de nombreuses encablures, Michel pourrait lever le pied, mais voilà que justement, manque de bol, au lieu de le lever, il le fout dans un chewing-gum, et alors notre héros perd le contrôle de ses jambes, la gauche garde le même rythme mais la droite s’accroche irrémédiablement au bitume à chaque foulée ! Michel ne se contrôle plus, il file dangereusement vers la barrière du pont qui ne lui arrive pas plus haut que la taille, merde merde merde merde éructe-t-il, la percute, bascule et choit lamentablement sur la voie ferrée avec le soleil, haut dans le ciel, pour seul témoin. Etalé de tout son long sur le dos en travers de la voie, il entrouvre les yeux et distingue, quelques mètres au-dessus, des ombres en contre-jour qui se pressent contre la balustrade, qui le montrent du doigt, qui portent leurs mains à leurs visages, qui jouent le rôle du badaud. Au loin, les sirènes de voitures de police avertissent la ville entière que Michel s’est échappé et qu’il ne va pas s’en tirer comme ça. Notre héros repose sa tête sur le métal froid du rail secoué de vibrations et laisse la mort venir à lui
QUAND SOUDAIN
(1) Journal de critique des médias et d’enquêtes sociales, le Plan B a suspendu sa parution. Son dernier numéro est sorti en kiosque la semaine dernière. L’une des rubriques récurrentes du Plan B est « le procès » : une personnalité du monde médiatique, politique ou économique (autrement appelé Parti de la Presse et de l’Argent, PPA) doit répondre de ses actes (voir, par exemple,
le procès de Laurent Joffrin (lien)). « Le procès de Michel » est dédié au Plan B.