Aujourd'hui on ne fête pas l'anniversaire de la mort de Pierre Desproges. Pour l'occasion, je republie le texte que j'avais écrit il y a trois ans.
Pierre, tu ne le sais peut-être pas, à coup sûr tu dois même t'en foutre mais aujourd'hui est le vingtième anniversaire de ta mort. Le jour de ton décès, le 18 avril 1988, je m'en souviens très bien, j'avais un peu plus d'un an et j'ai repris deux fois de la bouillie de légumes Blédina. De ton côté, t'avais beau jeu d'avoir bouffé un tourteau pour faire un partout avec le crabe qui te broutait les bronches : dans les arrêts de jeux, le chancre crustacé t'a remis un but par surprise et tu t'es effondré sous les cris effarés de Thierry Gilardi, avec qui je te souhaite bien du bonheur s'il crie autant à la droite de Dieu qu'à la gauche de Jean-Michel Larqué — mais je compte sur Dieu pour lui mettre sa droite dans le nez, tant il est vrai que, comme tu le disais, le QI des commentateurs sportifs n'atteint que rarement leur température annale.
A cette heure-ci un membre de ma famille crève d'un cancer. Je viens d'apprendre que ses chances d'en sortir vivant étaient bien faibles mais depuis trois semaines je garde perpétuellement en tête toutes les magnifiques choses que tu as prononcées sur cette maladie, et je crois qu'elles m'aident à supporter la peur de le perdre.
Peu m'importe que la télévision, la radio et les journaux pensent un peu à toi pour les vingt ans de ta mort. Cela servira juste de prétexte pour permettre aux mécréants qui t'ignorent de découvrir autre chose de toi que ta bataille de boudins avec Daniel Prévost au Petit Rapporteur, si tant est que les grands médias aient les couilles de diffuser quelques uns de tes morceaux les plus savoureux.
Je dis ça car tu dois savoir qu'en ce moment, dans les médias comme partout en France, tout le monde se plaint qu'il n'y ait plus de vrais rebelles à la télévision. Et pourtant personne ne se bouge les fesses. Il faut dire que tu laisses un énorme trou que toutes les petites bites qui squattérisent nos écrans aujourd'hui ne pourront jamais combler.
Je sais, moi, qu'en cette période morose ton humour et ton intelligence plairaient à tout le monde. Mais on préfère estimer que personne ne les tolèrerait. Chacun de nous pense que les autres sont des pète-sec sans humour, parce que les médias nous ont convaincus qu'ils ne pouvaient pas tout dire s'ils ne voulaient choquer personne. Tu es dramatiquement absent des top 50 du Rire que nous propose régulièrement TF1 pour décider arbitrairement de qui est le comique des Français. Mais il est vrai qu'au fond tu n'étais pas tellement un comique. Et je dois reconnaître que moins TF1 parle de toi, mieux je me porte : lorsque j'ai lu que tu ne supportais pas la canonisation unanime de Coluche, je me suis tellement reconnu que je ne voudrais pas, aujourd'hui, te voir canonisé à ton tour avec toutes les assertions poncificales du genre le masque du clown pour masquer la blessure profonde. Tu avais d'ailleurs parfaitement ironisé sur cette manie lorsque tu avais introduit un spectacle par la question de savoir si tu devais pousser, je te cite, une longue plainte déchirante pudiquement cachée sous la morsure cinglante de ton humour ravageur.
Ton plus grand malheur est d'avoir, lors d'un fameux réquisitoire contre Jean-Marie Le Pen, qui est toujours vivant, pas comme toi, prononcé cette phrase : on peut rire de tout, mais pas avec n'importe qui. Aujourd'hui elle est souvent citée comme un dicton populaire, et je sais que tu adorais tancer les dictons populaires, tu les as maintes fois parodiés. Cette phrase, généralement mal interprétée, devrait permettre de rire de tous les sujets, sauf dans des conditions exceptionnelles. Mais le plus souvent, elle sert à ne rire de rien dans toutes les conditions. De fait, il se trouve toujours quelqu'un pour ne pas rire de tout, il y a toujours des mécontents. Dès que tu veux rire de la Shoah, tout le monde te tombe dessus à bras raccourcis. Tu le sais bien, toi qui as subi, suite à quelques blagues sur les chambres à gaz, les foudres de cuistres nazifiants ne supportant pas que tu rappelles à notre mémoire leur cuisant échec.
A propos de nazis, je te tutoie parce que je te connais depuis cinq ans maintenant. Ne t'inquiète pas, je n'en suis pas à t'appeler Pierrot en te tapant dans le dos — de toute façon tu n'es pas à côté de moi. Je me souviens qu'à l'époque où je t'ai découvert j'étais adolescent, tu sais cette période de la vie que tu as si bien su décrire à plusieurs reprises surtout lorsque tu as dit, un jour, que si l'humanité est un cafard, alors la jeunesse est son ver blanc — surtout que les jeunes sont bel et bien des larves, y a qu'à nous voir en fac de lettres, on consacre toute notre énergie à rien foutre. A cet âge, 16 ans, j'aurais pu écrire un journal intime mais lorsque j'ai découvert tes écrits, j'ai compris que tu l'avais écrit pour moi.
Au-dessus de mon bureau, il y a une photo de toi dans un article de Marianne rappelant tes faits d'armes au Tribunal des Flagrants Délires. Tes yeux fusillent l'objectif et lorsque je lève les miens vers cette image, c'est pour savoir ce que tu penses de ce que je fais. Desproges aurait-il validé ce que je viens d'écrire ? C'est la seule question que je me pose lorsque ma seule certitude est d'être dans le doute — désolé de te paraphraser.
Je sais que tu honnissais le rock mais permets moi de reprendre à mon compte ces phrases chantées par Lou Reed dans la chanson My House, peut-être sa plus émouvante, en hommage à son pygmalion, Delmore Schwartz, qui lui aussi honnissait le rock d'ailleurs. A Delmore Schwartz, Lou Reed déclare :
Delmore, tout ton humour me manque ; toutes tes blagues, et toutes ces choses brillantes que tu disais me manquent.
Sorti du contexte, et traduit comme ça, ça n'est pas fabuleux mais je ne doute pas qu'un jour tu veuilles bien prêter l'oreille à ce morceau.
Pierre, laisse-moi donc te le dire, avec tout le respect que je te dois : tout ton humour me manque ; et toutes tes blagues et toutes les choses brillantes que tu disais me manquent également.
Tu sais Pierre, on ne va pas très loin avec une dizaine de bouquins de toi. On les lit, on les relit, on ne s'en lasse jamais mais on voudrait connaître ton avis sur les chômeurs, les pédophiles et les consanguins du Nord, sur Nadine Morano, sur la télé-réalité, sur le décret antitabac, toutes ces choses là.
Donc si tu pouvais m'envoyer de là-haut toutes les réflexions que tu te fais et que tu racontes à Dieu pour le faire marrer le soir en picolant du Bordeaux, ça m'arrangerait. Tu connais mon adresse, y a qu'à lire dans mes pensées, mais si tu veux m'envoyer ça maintenant tu peux, et si ça me tombe sur le coin de la gueule je pourrai annoncer fièrement : Pierre Desproges a frappé un grand coup.
J'attends. Et si tu ne m'envoies rien, alors cela signifiera qu'il y a bien, quoiqu'on en dise, quelque chose de pourri dans ce royaume.
posted the 04/18/2011 at 03:48 PM by
franz