L'épisode VII
Je courus encore quelques dizaines de mètres, puis, sentant comme une sorte de vide derrière moi, me retournai.
Plus personne n’était sur mes talons.
Les cadavres avaient disparu.
Je me mis donc à marcher, parce que c’est moi fatiguant et parce que la course n’avait plus d’utilité pour moi. Les arbres, visibles à travers leur seule silhouette, en contre-nuit si l’on veut, se paraient de leur habit hivernal – c’est-à-dire que dalle. Leurs branches crochues, terminées par des os de bois disloqués, frottaient le dessus de mes épaules ; mes oreilles ne percevaient rien d’autre que le crissement des feuilles mortes sous mes pieds à travers le rideau sonore de la pluie s’écrasant au sol.
Ma mère eût été là, elle n’eût manqué de me faire remarquer que j’étais trempé de la tête aux pieds. Comme à mon habitude je lui aurais dit de me laisser peinard ; mais je devais concéder qu’
as a matter of fact j’étais bel et bien trempé, et dans un état pitoyable.
Je progressai à tâtons, ne sachant trop quelle direction prendre, mais sachant laquelle ne pas prendre – celle qui me ramènerait vers la masse de cadavres libidineux qui me poursuivait encore dix minutes plus tôt.
J’entendis alors un craquement prolongé sur ma droite, à moins d’un mètre de moi, légèrement au dessus de ma tête.
Une masse pendue à une corde elle même nouée autour d’une branche me percuta alors, me faisant perdre l’équilibre.
Le cul et les mains par terre mais les yeux en l’air, je constatai que le chauffard forestier qui venait de me griller la priorité était un cadavre – encore un, putain.
Je reconnus assez rapidement la personne pendue à cet arbre, malgré le trou laissé par l’absence de son œil gauche.
C’était John – enfin Jean. C’était le connard par la faute de qui je me trouvais dans ce merdier ; c’était celui qui m’avait envoyé chercher sa putain de Fraise Tagada à la con de chier.
« Tiens, salut George ! Ca fait un moment, non ? »
Il fallut un moment à mon esprit pour assimiler le fait que cette phrase était sortir de la bouche du cadavre qui pendouillait face à moi.
« Alors, t’as été me chercher une Fraise Tagada ? Aaaah t’es un putain de pote, mec ! »
Et de me claquer comme il le put sa main moite et blanche sur le genou, en faisant l’effort de tirer sur sa corde pour l’atteindre. Pourtant ses yeux ne bougeaient pas ; définitivement ce mec ne pouvait être que mort.
A ce moment, mon cerveau voulut percer ma boîte crânienne, se faire la malle, se barrer à Pétaouchnock, aller manger un steak, mater Sacré Graal des Monty Python ; sortir de ce corps encombrant paumé en pleine forêt face à un cadavre, mort qui plus est, et aller se faire plein de cervelles.
Alors que je pensais avoir atteint les limites du n’importe quoi, alors que je me voyais rejoindre à mon tour l’amicale des cadavres du coin, alors que je commençais de rédiger mentalement ma lettre de démission au type qui me manipulait vicieusement dans son histoire de con, certainement écrite pour une bande de débiles sur un blog décérébré, mes yeux, par réflexe, se fermèrent ; mes paupières se serrèrent l’une contre l’autre avec toute la force qui leur était donnée.
(Pendant quelque temps, je ne vis rien, que du noir. Mes yeux semblaient ne pas vouloir se rouvrir.)
Quand je parvins à rouvrir mes paupières, tout le brouhaha de la forêt avait disparu, et avec lui le froid, et l’humidité, et la noirceur de la nuit. Je reconnus ma chambre, compris que j’étais dans mon lit. Ma mère était au dessus de moi. Elle me dit :
« Enfin tu te réveilles ! Heureusement que Scott a prévenu les pompiers dès qu’il a vu le camion renversé en travers de la route. »
Tout ceci n’avait donc été qu’un rêve. Ces cadavres, cette histoire de fou, n’étaient qu’imaginaires.
J’étais terriblement soulagé, et tout à la fois heureux de retrouver la douceur de mon lit et de ma chambre, et la chaleur de la maison.
Je refermai les yeux de plaisir.
Les rouvris à nouveau.
J’étais au pied du cadavre de John, toujours branlant au bout de sa branche.
La pluie tombait toujours sur moi, le froid paralysait mes membres trempés, et le vacarme avait repris de plus belle.
Le rêve, ce n’était pas ce qui était en train de m’arriver.
Le rêve, c'était cette chambre, cette douceur et ce réconfort.
Je me sentis terriblement con.