Je fis demi-tour, décidai d'aller voir l'autre fille dans sa baraque même s'il n'était pas encore tout à fait l'heure prévue, me rendis compte que j'allais devenir dingue.
Je déambulais à travers la grand' rue du village, tentant de digérer et d'oublier mes excès d'alcool et d'herbe, et je me disais que décidément tout ceci ne ressemblait à rien, que ça n'avait pas de sens, et qu'il valait mieux y mettre fin, quitte à y mettre faim, sans ramener les Fraises Tagada tant convoitées. Je me disais que décidément je n'avais pas fait grand-chose pour mériter tout ça ; je me disais que j'avais été sacrément con de m'amuser à prendre ce camion à la con pour aller chercher des bonbons pour ce crétin de John, enfin Jean, qui était bourré en plus, et qui était largement capable, au moment où j'allais lui amener sa Fraise Tagada, de m'envoyer chier en exigeant un quart de Dragibus à la place ; je me disais que de toute façon la substance qui est plus tard reconnue comme immortelle n'est aucunement séparée chez les protozoaires de la substance mortelle, comme disait ce grabataire et gras battaire de Freud ; je me disais qu'il avait aussi énoncé que l'individu en foule acquiert par le seul fait du nombre un sentiment de puissance invincible lui permettant de céder à des instincts que seul il eût forcément réfrénés ; je me disais que tout ceci n'avait rien à voir avec le contexte qui se présentait à moi ; je me disais que j'aurais aimé voir une fois de plus la fille que j'avais croisée dans le village ; je me disais que c'était ce que j 'allais faire ; je me disais, enfin, que rien de ce qui me passait par la tête n'était censé, réfléchi, et que ce village devait avoir en son air une substance qui rendait tout le monde barjot, y compris moi, et qu'il était temps que tout ce bordel s'arrête une bonne fois pour toutes ; et je me répétais sans cesse cette phrase de Lou Reed (And I guess I just don't know) ; et je réfléchis soudain à l'état amoureux selon Freud, à l'adolescent qui réussit à un certain degré la synthèse de l'amour non-sensuel, céleste, et de l'amour sensuel, terrestre, et son rapport à l'objet sexuel par l'action conjuguée des pulsions non-inhibées et de celles inhibées quant au but ; et je me dis que je me foutais de tout ça, que l'essentiel n'était en fait pas là, mais dans ces putains de Fraises Tagada que je me devais de rapporter pour sortir de cette histoire hallucinée et hallucinante ; et je me dis que je ne pourrais jamais oublier cette nuit-là ; et je me rendis compte que j'étais soudainement pris d'une méchante envie de faire l'amour.
And I guess I just don't know.
J'allai jusqu'à la maison de la jolie folle, et frappai trois coups. Autour de moi, tout était lugubre, ombrageux, scabreux. Il ne manquait que des tombes dans la pelouse pour faire croire au plus inquiétant des cimetières ; il ne manquait que le râle des morts pour compléter le sifflement strident du vent, son intrusion dans mes tympans, sa persistance, sa violence. J'avais le sentiment d'entrer dans le lieu qui allait me voir mourir ; pourtant rien ne me freinait, rien ne pouvait m'empêcher de franchir la lourde porte de bois qui se tenait devant moi, imposante, effrayante, prête à s'écraser sur mon crâne et à me réduire en bouillie.
(Cette conne avait vraiment intérêt à avoir des Fraises Tagada, sinon j’étais en mesure de la buter)
Je me sentais être un accident qui attend d’avoir lieu ; je me sentais être très vivant parce que pas loin d’être mort ; existant parce pas loin de cesser d’exister ; pris au milieu d’une suite d’événements qui échappaient à mon contrôle et que je ressentais pourtant bien, et qui ne pouvaient pas être un rêve ; et tout cela accumulé me faisait me sentir être, et donc prochainement ne plus être, et j’avais très peur que mon existence prenne fin dans l’heure qui venait. Je craignais d’être dans la situation de ces personnages de film ou de ces morts qui ne s’y attendaient pas qui se réveillent un matin sans se douter que c’est la dernière fois, et qui vivent leur dernières heures sans avoir à une seule seconde conscience que ce sont les toutes dernières, et qu’elles sont irremplaçables, et qu’ils ne verront plus leur famille ou leurs amis, et qui vivent jusqu’à leur mort comme si celle-ci n’était pas prête de survenir, et qui souffrent d’autant plus, quand sonne le glas sur leur bonheur, de se rendre compte que c’est la fin, définitive et irrémédiable, et que tout se termine là, comme ça.
Après mes trois coups sur le bois de la porte, j’entendis des pas s’approcher de moi ; les pas d’une femme (à moins que ce ne fût dû qu’à mon attente d’un bruit de pas féminins). La porte s’ouvrit doucement, et laissa apparaître le visage de la personne qui était venue à ma rencontre.

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posted the 06/25/2006 at 10:52 PM by
franz