(Reprise de l'aventure nocturne pour lui donner un fin décente. Je la reprends là où je l'ai laissée à la fin de l'épisode VI, qui n'est donc plus la fin, ni même une fin possible ; il est un épisode de l'histoire, et voilà.
Les épisodes précédents, pour ceux qui les auraient loupés (ce sont des liens) :
Episode I
Episode II
Episode III
Episode IV
Episode V
Episode VI)
Je courus, avec l’aide de ce qui se trouvait sous moi : mes jambes.
Je courus en direction du camion, espérant que par je ne savais quel miracle il fût revenu à une position descente, sur ses roues, prêt à partir, prêt à me sauver de cette vague cadavéreuse, prêt à me ramener auprès de mes amis certes si cons mais aussi si attachants et surtout inoffensifs, prêt à sauver ma peau de celle pendant au bout des moignons de mes poursuivants livides.
Je courrais, je courrais, je courrais, et m’efforçais de suivre la ligne blanche de la route pour être sûr de ne pas dévier de ma trajectoire. Mes poumons grillaient dans ma poitrine, mon cœur poussait contre mon sein comme pour arriver avant moi au camion, et mes jambes, devenues physiquement inexistantes, ne touchaient plus le sol que par un effleurement des pieds. La pluie me fouettait le visage, se mélangeant aux larmes qui continuaient de dévaler mes joues pour chuter sur ma poitrine.
Et je sentais la mort qui me poursuivait ; je la sentais, avide de Fraises Tagada ; j’imaginai l’aspect délabré des cadavres qui courraient à ma suite, incroyablement rapides malgré leurs jambes décharnées, formidablement véloces, même pour ceux qui étaient obligés d’avancer à cloche-pied.
(Je me dis que je n’avais jamais cru qu’un cadavre pût courir aussi vite, et que ç’avait été une erreur de sous-estimer à ce point leurs capacités physiques.)
Il me sembla soudain improbable que je n’aie pas encore rejoint le camion. Plus effrayant encore, il me sembla tout aussi improbable que je n’aie toujours pas rejoint la ferme.
Désemparé, suffoquant, désespéré et la mort aux trousses, je me précipitai à travers un champ de blé sur le côté droit de la route.
(Je ne compris pas cette décision ; je regrettai même immédiatement de l’avoir prise.)
Je courus à travers le blé trempé par la pluie tombant encore sans discontinuer, et je le sentis me fouetter les jambes, m’éclabousser les mains, et je l’entendis se plier derrière moi sous les pas des cadavres qui me poursuivaient par dizaines.
(j’imaginai à nouveau la population cadavérique du village, et vis à ma poursuite des cadavres de vieux et de vieilles dont le brushing tenait encore et dont les cheveux étaient aussi incolores que les yeux, et des cadavres d’enfants nus castrés, les larmes rougies coulant le long de leur peau à moitié arrachée, et des cadavres des pédophiles les poursuivant, et des cadavres de pubères encore habillés en skateurs, la planche sous le bras et dont les râles conservaient l’aspect muant de leur voix d’adolescents, et des cadavres de joueurs de jeu vidéo, la manette attachée autour du cou, et des cadavres de drogués, le garrot autour du bras et la seringue dressée vers le ciel, encore plantée dans la veine, mutilant la chair intérieure, et des cadavres de femmes battues, les poignets ouverts libérant encore le sang qui avait empli leur baignoire, et des cadavres de quinquas moustachus, le bide dépassant sous leur t-shirt marqué du sigle de l’OM et la cannette de bière moussant encore dans leur main, et des cadavres d’étudiants portant encore au bout de leurs bras ensanglantés des panneaux prônant la liberté d’expression, le droit des jeunes et la défense de la démocratie, et des cadavres de musiciens jouant de la guitare de leurs doigts mutilés par les cordes de leur instrument et hurlant des chants cacophoniques, et des cadavres de joueurs de foot poussant de leurs pieds dont les orteils avaient été arrachés des têtes d’autres morts en guise de ballon… )
(… et tous ces cadavres ne me semblaient finalement pas si éloignés de ce qu’ils avaient été de leur vivant ; ou plutôt les vivants ne me parurent soudainement plus très éloignés de tous ces cadavres.)
Et pendant que toutes ces images défilaient, me donnant un aperçu de ce qui se trouvait à moins d’un mètre derrière moi, je courrais. Je me dis alors connement que tout ceci était finalement un bel aperçu de la condition humaine, que l’homme courrait toute sa vie pour échapper aux autres hommes mais sans jamais savoir vraiment où il courrait, et que Sartre avait raison sur « L’enfer c’est les autres », et que j’avais loupé ma carrière de critique littéraire à Télérama, et qu’il était préférable pour moi de stopper immédiatement ces réflexions — qui, je devais me le concéder, ne m’étaient d’aucun secours.
J’atteignis la forêt et m’y engouffrai aussitôt.