Je ne reconnus pas immédiatement le visage de cette personne, mais je savais que je l’avais déjà vue, peu de temps auparavant.
Je la dévisageai longuement, les yeux exorbités d’incrédulité, prêt à m’évanouir de stupeur au moment où je compris de qui il s’agissait.
C’était John Kennedy.
C’était le type que j’avais failli écraser tout à l’heure ; c’était celui par la faute de qui mon camion avait fait une embardée.
L’accident me revint par flashes. Je me souvins qu’au moment où mon regard avait furtivement croisé le sien, à travers le pare-brise encombré de moucherons et d’herbe séchée, je l’avais vu sourire : un rictus pervers et démoniaque avait balafré son visage, comme s’il avait volontairement provoqué l’accident ; l’éclairage de son faciès avait rendu ce dernier d’autant plus effrayant que les phares lui étaient arrivés en pleine figure, par en dessous, inversant les ombres et durcissant les traits, pour lui donner un air profondément démoniaque.
Cette apparition de Kennedy n’était jusqu’alors dans mon esprit qu’une hallucination due à toutes les substances que j’avais consommées, mais soudainement ce revenant prenait réellement corps devant moi. Je pouvais distinguer sa respiration, et l’air qui sortait de sa bouche se transformait en vapeur en raison du froid.
J’avais effectivement manqué écraser cet homme ; j’avais effectivement failli le tuer. J’avais failli tuer John Kennedy, et je comprenais ça parce qu’il était là, face à moi, vivant.
Pendant que ces pensées traversaient mon esprit, il ne cessait de me sourire. Son sourire était plus doux que celui de l’accident, mais conservait un aspect effrayant. Derrière lui, je pouvais distinguer le grand hall du manoir, avec un dallage en damier noir et blanc, traversé par un tapis rouge bordeaux qui allait de la porte d’entrée à un gigantesque escalier central. Le tout était éclairé par de chandeliers disséminés sur les murs de pierre du lieu. Partout, des portes donnaient l’impression de mener dans des couloirs sombres, interminables, âpres.
« Que désirez-vous ? me demanda-t-il, pas le moins du monde décontenancé par mon regard apeuré.
— Euh, rien, j’ai fait, euh, un faux numéro… enfin, euh, je me suis trompé de lieu quoi, vous voyez ?
— Pourrais-je vous être utile en quoi que ce soit ?
— Euh, je ne crois pas, non. D’ailleurs je ne vais pas vous déranger plus longtemps.
— Mais moi je sens que je possède une chose que vous convoitez.
— Euh, ça dépend. Vous avez trois Fraises Tagada ?
— Yep, mon p’tit gars. Bingo.
— Hou.
— Elles sont à toi. »
Il déposa trois Fraises Tagada — des vraies de vrai, celles qu’il me fallait — dans ma main tremblante, et referma mon poing doucement. Il me dit :
« Tu les as bien méritées. Tu as magnifiquement affronté les épreuves que j’avais disséminées sur ton chemin.
— Euh.. Ah ?
(Ce mec avait abusé des niaiseries pour gamins ; il se prenait pour le grand sage détenteur de l’objet convoité par le héros qui le lui délivre après que l’autre a traversé moult épreuves débiles).
Bon… ben, merci.
— Mais de rien ! Au plaisir de te revoir. »
Je repartis, mes bonbecs serrés dans la main, me disant que si tout cela n’avait été qu’un grand rêve, les Fraises Tagada, elles, ne pouvaient être que réelles. Je les sentais trop bien ; en les portant à mon nez je pus même respirer leur odeur.
Je retournai vers la route où j’avais laissé le camion en plan, en me disant que ça me faisait chier de tout refaire à pied, et que ce con de John allait à coup sûr m’engueuler de lui avoir explosé son véhicule, et que je voulais aussi revoir la fille qui était censée habiter là où j’avais trouvé John Kennedy.
Je fis demi-tour, et courus de nouveau à travers le village. La pluie recommençait à tomber par averses. Je revis la vioque qui attendait la messe, et qui attendait toujours la messe. Je courrais à en perdre haleine, mais je savais pourquoi je courrais, et je savais pour aller où.
Je me retrouvai de nouveau devant la grande porte en bois du manoir Kennedy, mais cette fois je n’avais plus peur. En fait je ne ressentais rien de particulier ; j’avais le sentiment d’être là parce que je devais y être, et parce qu’il ne pouvait en être autrement. Je frappai trois coups à la porte. J’entendis qu’on venait m’ouvrir.
Cette fois c’était la fille.
(Suite et fin bientôt).

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posted the 06/26/2006 at 11:23 PM by
franz