2.
En fin d’après-midi Michel se rendit compte qu’il y avait sans doute mieux à faire que de s’affaler devant sa télévision pour la soirée. Ceci pris en note, il décida qu’il allait sortir en boîte. Après tout il y rencontrerait peut-être une fille. Et puis qui sait, peut-être serait-elle belle. Et en plus il la séduirait possiblement. Vu cette accumulation de probabilités excitantes, il n’y avait pas de raison de tarder. Michel mangea donc rapidement un steak avec des pâtes puis s’apprêta consciencieusement, coiffure soignée, boutons d’acné éclatés mais pas trop visibles (ouf), chemise noire et plus beau jean, irrésistible sans contestation possible. A 21h30 il quittait son domicile au volant de la voiture parentale et se mettait en route vers l’Eclair, seule boîte de nuit des environs mais par chance boîte de nuit à la programmation musicale respectable, rock de bonne qualité. Il roula hâtivement, accompagné par la magnifique musique de Beirut qui l’étonnait toujours même après une dizaine d’écoutes, quel génie ce Zach Condon, à dix-neuf ans sortir un album comme Gulag Orkestar ça demande du talent, en voilà une bonne, une vraie musique d’enterrement, enfin pas l’enterrement d’une simple personne aimée, en fait plutôt l’enterrement d’un peuple juif ou tzigane tout entier exterminé, génocidé sur l’autel de va savoir quelle folie. Toute cette beauté alors qu’au fond le soleil se couchait et teintait le ciel de rose orangé, ça l’émut sacrément, Michel.
Il pénétra dans l’Eclair à 22h30, une heure de route c’était le minimum pour relier son domicile et cette boîte, et encore fallait-il rouler vite. Il s’installa à une table avec un verre de vin et commença d’inspecter les environs, allez coco tu vas t’en trouver une, de nana. Il faut dire que Michel avait un vide sentimental à combler depuis sa séparation d’avec Aurélie, survenue trois semaines plus tôt et provoquée par lui-même suite à une paranoïa aigüe construite autour de suppositions inventives consistant à faire d’Aurélie une cocuficatrice experte. Assez vite il en repéra une, de fille, voilà ta chance mon bonhomme ne la manque pas, il se leva avec son verre et alluma une cigarette, avec ça elles tombent toutes à coup sûr, et se dirigea avec elle d’un pas tentant d’être assuré. Il lui proposa de lui offrir un verre et oh surprise elle accepta, même qu’elle avait l’air assez enjouée à cette idée. Michel, ton charme est donc bien réel. Longtemps ils discutèrent, elle s’appelait Marie, commanda un Martini et lui juste un Coca, il fallait rester sérieux pour reconduire ensuite. Assez vite ils se sentirent, comme on dit, en phase, d’accord sur les idées politiques, d’accord sur les goûts littéraires et musicaux, d’accord sur les riches les pauvres et le racisme, études différentes mais centres d’intérêt similaires, fumeurs tous les deux, tout pour se plaire dites-donc. La soirée s’écoula paisiblement, à un moment on entendit passer du Beck, alors on se leva et on dansa. Tout ça se calibrait magnifiquement bien mais les réglementations étant ce qu’elles sont, l’Eclair ferma ses portes à deux heures du matin et relâcha dans la nature toutes sortes d’individus, pour certains un peu défoncés et/ou bourrés, pour d’autres fatigués, et pour d’autres encore, comme Michel et Marie, parfaitement sains, complètement aptes à conduire. Justement, ça tombait bien, Michel devait conduire. Aimablement, et non sans y dissimuler malhabilement un intérêt personnel, il proposa à Marie de la ramener chez elle, elle n’habitait pas trop loin de chez lui, ça ne ferait qu’un petit détour. En roulant ils écoutèrent Sufjan Stevens et continuèrent de bavarder, décidément ils avaient beaucoup à se dire, il n’aurait surtout pas fallu qu’ils se loupassent, ces deux là. A trois heures Marie était chez elle et tout était en règle, numéros de téléphone échangés, j’ai beaucoup apprécié cette soirée, oui moi aussi, on se rappelle, avec plaisir. Tendre bise pour conclure le tout, au détour d’une joue Michel fut tenté de faire glisser ses lèvres sur la bouche de Marie mais sentit que c’eût été précipité, mieux valait attendre encore un peu — de toute façon à ce rythme là ça n’était plus qu’une question de jours, en se démerdant bien.
Il repartit donc, seul mais avec la certitude de ne l’être plus pour longtemps, en plus Marie avait l’air bien mieux qu’Aurélie, bien plus intelligente et charmante, en tout cas d’un strict point de vue physique c’était déjà bien mieux. Enthousiasmé par cette nuit qu’il n’aurait même pas osé rêver, Michel préféra, à la route directe qui allait le ramener chez lui, les chemins qui traversaient les champs et qu’il connaissait bien pour les avoir longuement parcourus à vélo dans son enfance. Ca lui prendrait une bonne heure et c’était parfait, à trois heures et vingt minutes il ne se sentait pas pressé de dormir. En se passant le Velvet Underground, groupe qui sublimait toujours son bonheur comme son malheur, il se remémora les événements marquants de la soirée, le premier regard, le premier vertige au cœur, la danse et la découverte de l’autre, bref ce genre de conneries si classiques mais toujours excitantes. Il était encore trop tôt pour apprécier le lever du soleil mais déjà le ciel s’éclaircissait, et puis tout de même ces petits chemins c’est bien plus chouette que les grosses routes que tout le monde connaît, en plus on risque toujours d’y croiser un chauffard alcoolisé, alors qu’ici non, ici on est seul à coup sûr.
Le CD se conclut et Michel entreprit de le remplacer par un autre, tiens pourquoi pas Neon Bible le dernier Arcade Fire, Keep The Car Running et No Cars Go (surtout No Cars Go) sont vraiment de superbes chansons. Il était quatre heures et pour les vingt minutes à venir il lui fallait encore de la musique. Il plongea la main dans la boîte à gant, y attrapa le disque et l’enfila dans le lecteur, puis se remit au volant pour ne pas prolonger cette perte de concentration. Mais soudain l’avant de la voiture se souleva et dans un bruit sourd les roues semblèrent passer sur un dos d’âne. Puis, deux secondes après peut-être, ce fut l’arrière qui se hissa de la même manière. Il n’y avait pourtant, à sa connaissance, aucun ralentisseur sur ce chemin — à quelle fin s’en serait-il trouvé un d’ailleurs ? Sachant cela, Michel, estimant qu’il n’était pas très fin de laisser traîner des arbres comme ça au milieu du chemin, s’arrêta et sortit pour dégager la voie du tronc sur lequel il pensait avoir cahoté . Mais à l’approche du supposé cadavre arboricole, il fut saisi d’horreur en découvrant deux cadavres humains. Bondissant dans sa voiture il agrippa, assez chancelant, une lampe-torche pour s’assurer de n’avoir pas halluciné. Hélas une vue plus nette ne donna que raison à son impression : ci-gisaient deux personnes enlacées, deux personnes à la tête et aux mollets écrasés par le poids de ses roues. L’une d’elles toussa violemment en crachant, par sa bouche broyée, du sang et des os, dernier signe de vie avant, sans doute, la mort.
Aussitôt Michel, tout à fait paniqué mais très conscient de la chose, appela les pompiers qui eux-mêmes alertèrent les gendarmes. Tout ce beau monde déboula sur les lieux en un gros quart d’heure que Michel vécu assis sur le bord du chemin, pensant aux conséquences du drame dont il était responsable : il avait écrabouillé deux personnes qu’il n’avait même pas vues, et le plus simplement du monde il les avait tuées. Il n’avait même pas la chance de ces nombreux chauffards qui sont bourrés au moment d’écraser les gens et qui ne se rendent compte de rien ; lui avait une conscience terrifiante de tout ce qui s’était passé, tout serait à jamais gravé dans sa mémoire avec une netteté parfaite et il mourrait inévitablement avec ça. En outre, et cela l’embêtait un chouïa également, il pouvait d’ores-et-déjà oublier la gestation de sa relation avec Marie, car à l’évidence cette relation était mort-née vu la tournure qu’allait prendre son existence. Au reste, il n’aurait sans doute jamais l’occasion de se remettre avec une fille, à jamais les embrassades, les accolades et les plaisirs charnels lui seraient ôtés.
Les gendarmes l’interrogèrent, il tenta d’expliquer l’événement et on le fit souffler dans un alcootest, négatif évidemment puisqu’il n’avait presque rien bu. Bêtement il ne les avait pas vus, c’était aussi simple que ça et c’était peut-être le pire. Un gendarme, qui probablement ne réalisait pas que, pour Michel aussi, c’était un drame, l’empoigna et l’amena devant les cadavres que l’on plaçait tous deux, toujours ensembles liés, sur un brancard, là, voyez ce que vous avez fait, là, vous êtes fier de vous hein, inconscient va, maintenant vous avez deux morts sur la conscience jusqu’à la fin de votre vie, là, voilà. Michel était ravi qu’on lui rappelle ce détail, il avait failli oublier qu’il les avait tués, ces gens. Evidemment il s’était beaucoup amusé à rouler sur eux, il l’avait carrément fait exprès, juste pour se marrer, voilà ce que voulaient croire les gendarmes. En pleurant presque il regarda à nouveau les corps de ses deux victimes. Et soudain, à la lumière des néons blafards du véhicule des pompiers, il les reconnut.
Il les connaissait, forcément il les connaissait. Qui, dans un village, ne connaît pas les enfants de ses deux voisins ? Michel s’en souvint, Caroline et Jonathan tentaient tant bien que mal de ne pas faire savoir leur relation dans le village et les efforts qu’ils employaient à rester discrets avaient déjà provoqué chez lui de la compassion. Et désormais, non seulement leur amour serait connu de tous mais en plus figé dans l’histoire du village par leur mort atroce. Quant à lui, leur bourreau, l’assassin d’enfants, jamais il ne pourrait reposer un pied dans ce lieu. Il avait tué deux personnes et une heure plus tôt aurait ri si on lui avait annoncé que ça allait lui arriver. Le lendemain, à coup sûr il y aurait les titres dans les journaux, un couple d’amoureux écrasé par un chauffard, il y aurait les journalistes de la télévision et les gendarmes qui parleraient aux caméras, oui nous avons affaire à un cas typique d’individu qui, sortant d’une boîte de nuit, se croit tout permis sur la route et ne fait pas attention, nous veillons à la sécurité de chacun mais ne pouvons tout empêcher, et puis il y aurait son nom partout dans la presse, et à compter de cette heure fatidique de quatre heures du matin, sa vie ne serait rien d’autre qu’une vie coupable. Quitte à tuer quelqu’un, mieux vaut sans doute le faire pour une raison. Pour Michel l’avenir n’était plus qu’une notion passée, une idée à oublier, une perspective ayant perdu son sens. Il ne pouvait plus rien envisager pour son existence, fût-elle proche ou lointaine, et moi non plus.
(Cette histoire est librement inspirée, et ne prétend absolument pas coller à sa réalité, d’un fait divers dont j’ai eu vent par une dépêche AFP dans Le Monde. Cette dépêche disait, en gros : un couple d’adolescents âgés de 16 et 17 ans, qui étaient allongés pour une raison obscure dans un chemin de campagne, est mort écrasé par une voiture conduite par un homme qui rentrait de boîte de nuit, dans la nuit du samedi 23 au dimanche 24 juin. Je ne me suis basé que sur ces éléments mais après avoir écrit j'ai voulu en savoir plus :
cliquez donc ici)