« Tiens ! Il pleut ! s’exclama-t-elle, et elle sortit en courant et se précipita sous la pluie en riant et sauta en ouvrant la bouche en grand vers le ciel comme pour attraper le plus de gouttes possible.
Je regardai à mon tour vers le ciel, sombre comme dans un minuscule village français, barje de surcroît, à quatre heures du matin, en octobre. La pluie me tombait dans les yeux et m’aveuglait, j’avais froid, et j’étais trempé, mais je me sentais incroyablement bien.
Je compris le bonheur simple et enfantin de se mettre sous une averse ; je compris que l’essentiel se trouvait peut-être là, puis me dis que j’allais devenir niais et que je ferais mieux de m’arrêter.
(En sentant mes vêtements se tremper et mon corps se libérer, j’eus à l’esprit la chanson de Radiohead, Paranoid Android, et le sublime passage ou Thom Yorke répète Rain down, comes the rain down, over me, from a great hight, et je me mis à pleurer.)
Somme toute, j’avais le sentiment d’être heureux et débarrassé de tout poids, même si cette phrase du Velvet Underground me revenait sans cesse : I’m set free to find a new illusion.
La liberté était une illusion ; toutefois cette illusion était si forte, si prégnante, qu’elle en devenait incarnation du réel. J’étais devenu immortel ; je me sentais infini. Je me dirigeai vers la fille, et je me rendis compte que je l’aimais, et que je ne pourrais jamais repartir sans elle, et je l’embrassai, et elle se laissa prendre par mes bras, et elle me dit qu’elle était tombée amoureuse de moi non pas dès le premier regard, mais plutôt au second (et elle m’expliqua que c’était une question de principe, enfin je ne la suivais pas très bien).
Tout à coup, une voix émergea dans cette explosion de joie :
« Eh, morveux, reviens-ici un peu. »
Je me retournai pour voir qui avait prononcé cette phrase. C’était John Kennedy. Il était adossé contre l’ouverture de la porte et tenait une cigarette ; je pense qu’il se prenait soudain pour John Wayne.
« Rends-moi mes Fraises Tagada, p’tit con.
— Excusez-moi… ?
— Rends-moi mes Fraises Tagada.
— Mais… Pourquoi ? Je ne comprends pas très bien.
— Tu ne te souviens pas ? On est censé remplir un formulaire pour authentifier la cession des Fraises Tagada ; sinon on est hors-la-loi, mon p’tit.
— Oh, c’est vrai, oui. C’est si important que ça ?
(Ce vieux revenant commençait de me prendre la tête, comme les lois de ce village débile d’ailleurs)
— Et comment que c’est important ! C’est à cause d’une erreur comme celle-ci que je suis mort.
— Euh, pardon ?
— Ouaip. C’était pas le KGB, ni la CIA, ni le Vatican. C’était le lobby des Fraises Tagada de ce village. Ils n’ont pas supporté que je prenne ces Fraises sans remplir le formulaire.
— Quelles Fraises ?
— Celles que tu tiens dans ta main. Je les tenais, comme toi, avec la même fermeté, le jour de mon assassinat. Je les avais emmenées dans ma limousine, parce que j’avais un peu faim, et comptais les manger en route, discretos. On m’en a empêché, parce que je l’ai avait obtenues trois jours plus tôt, ici-même, sans remplir le formulaire de cession des Fraises Tagada.
— Ouh. La vache.
— Comme tu dis.
— Bon, ben dans ce cas on remplit le formulaire ? »
Nous le signâmes tous deux, puis nous serrâmes la main. Kennedy rentra dans sa demeure. Les Fraises Tagada étaient enfin à moi ; je les possédais désormais officiellement. Je ne savais juste plus pourquoi je m’étais échiné à les chercher.
Je cherchai du regard la fille que j’avais embrassée et tenue dans mes bras quelques minutes plus tôt. Elle avait disparu, de nouveau. Mon bonheur éphémère avait bien été illusoire ; ces quelques secondes d’amour s’étaient soudainement évanouies.
Il me sembla alors que j’avais suffisamment perdu de temps dans cet endroit pourri, et qu’il était préférable de tout oublier, ou du moins d’essayer.
Je repris la grande rue.
(J’entendais en fond sonore, comme dans un film, Perfect Day de Lou Reed, et me disais que mon aventure avait été tout le contraire d’un jour parfait – une nuit à chier, en réalité. Pourtant, ce titre beau à chialer comportait en son sein ce mélange de bonheur et de malheur que je ressentais à ce moment là ; il n’exprimait que trop bien cette impression que l’on a parfois, après avoir accédé de manière furtive au bonheur, de n’avoir jamais été aussi malheureux. Il disait, comme Houellebecq dans les Particules Elémentaires, que notre malheur atteint son plus haut point lorsque a été envisagée la possibilité pratique du bonheur.)
Perfect Day dans la tête, je quittai le village, les larmes au bord des yeux. Une bannière flottait au dessus de l’entrée, et elle disait :
Mais entre nous, mon petit gars, c'est ce qui arrive quand on reste assis comme une andouille à écouter ce genre d'histoires à dormir debout. Et vice-versa.*
Je me mis à rire, et avalai une Fraise Tagada.
Je sentis une drôle de sensation me parcourir le corps, une sensation de froideur, d’immobilisation, et aperçus, au loin une masse qui s’approchait de moi.
Des cadavres de toutes sortes, semblables à ceux que j’avais imaginés auparavant, déferlèrent vers moi, les yeux pendants, les moignons tendus vers l’avant, la langue tombante, le sang coulant des trous où ne restait que leur pupille rougie, et je pouvais les entendre dire :
«Tagada il me faut une Fraise Tagada il me faut une fraise Tagada il me faut une Fraise Tagada il me »
(*Phrase proposée par Dr.Buck)

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posted the 06/28/2006 at 10:56 PM by
franz