Résumé de la partie 1 : Un escalator est tombé en panne. Vingt-quatre personnes sont bloquées dessus depuis dix minutes. Parmi elles, Michel.
Partie 2
Dans chaque situation tragique, avait déjà pu observer Michel avec toute l’acuité d’un jeune homme du début de millénaire, perce l’espoir d’une réconciliation humaine que nul n’aurait imaginée. Plus jeune, Michel prenait le bus chaque jour pour se rendre au lycée du centre-ville. Entre deux pensées pour celle qu’il retrouverait dans une vingtaine de minutes et qui, la veille, s’était tournée vers lui en cours d’histoire pour lui jeter un regard qui en disait long, il avait beaucoup observé ses semblables. Et, comme quiconque regardant avec attention les faits et gestes des autres, il en était venu à les mépriser. Ils ne lui semblaient jamais à la hauteur des enjeux, qui s’énervant pour une porte pas ouverte sur le trottoir sitôt le bus à son arrêt, qui cherchant d’un regard désespéré une place assise dans le sens de la marche, sans quoi son voyage ne serait qu’un pépin de raisin libérant son amertume sous la dent.
Mais il suffisait par exemple, sous l’abribus, que la pluie se mît à tomber averse sans crier gare — rien que de très normal pour de l’eau, après tout — et aussitôt les prochains de Michel tissaient des liens, à l’abri du mobilier urbain. Les voix presque couvertes par le ramdam des gouttes s’écrasant vigoureusement sur la vitre au-dessus de leur tête, les vieux et les jeunes parlaient entre eux, chacun confortant l’autre dans le sentiment que décidément, c’était une sacrée averse, et que même s’ils l’avaient dit à la météo, on n’aurait pas imaginé que ce serait à ce point.
Pourquoi je raconte ça ? Parce que Michel se remémora tous ces jolis moments lorsque ses voisins d’escalator commencèrent à partager leurs sentiments sur l’expérience qu’ils traversaient. La dame au chien, Bernadette, dit à la mère de famille, Sophie, que ce n’était pas banal quand même, qu’elle n’avait jamais vu ça ; la mère de famille répondit qu’elle non plus ; visiblement elle n’avait rien à ajouter mais Michel sentit bien qu’elle aurait aimé pouvoir en dire plus. Plus le temps passait, plus les passagers se détendaient. En dessous d’une minute, une panne n’est pas gênante. Entre une minute et vingt minutes, elle est inquiétante. Au-delà, elle devient une formidable aventure humaine que l’on raconte avec plaisir à ses amis à la prochaine soirée.
Ce que l’on appellerait plus tard « la catastrophe de l’escalator D » fut, quelques heures durant, le moment le plus excitant de la vie de vingt-quatre personnes.
De toute façon, on ne va pas nous laisser ici sans rien faire : c’était désormais l’avis partagé par chacun. Six heures avaient passé depuis le début de la panne. La logique voulait que ces vingt-quatre citoyens honnêtes soient secourus au plus vite. Ils voyaient bien autour d’eux la foule s’agglutiner pour observer cet étrange spectacle. Les médias étaient là. Nous ne sommes pas seuls et personne ne peut nous abandonner ! lança Denis, l’homme avec sa maîtresse, Anne. Oui ! confirma celle-là en se tournant vers le visage de son amant pour lui dire : En tout cas, toi tu ne m’abandonneras pas hein ?
La suite donna raison à Denis et Anne : on n’allait pas les laisser sans rien faire. Des pompiers établirent un périmètre de sécurité au bas de l’escalator. De son porte-voix, l’un d’eux dit : Mesdames, Mesdemoiselles, Messieurs, pas d’inquiétude : des réparateurs arriveront d’une minute à l’autre pour remettre cet escalator en état de marche. Dont acte : deux réparateurs arrivèrent. Ils ne trouvèrent rien. Au reste, aucune des équipes qui se relayèrent pendant les cinq jours que dura la catastrophe n’y parvint.
Au deuxième jour de panne, alors que chacun souffrait de faim, de soif et de fatigue, on découvrit que le sans-papiers, qui demeurera également sans-nom, était raide comme un cadavre. Et pour cause, il en était devenu un.
A suivre...
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