Résumé des deux premières parties : Vingt-quatre personnes, dont Michel, sont bloquées sur un escalator en panne depuis deux jours. Nul ne sait si ces naufragés se sortiront de ce mauvais pas. Le dénouement est à lire ci-dessous.
Partie 3.
C’est à ce moment là, vers dix-sept heures trente, que Robert, un des types que je n’ai pas signalés au début, piqua sa crise, mais bordel qu’est-ce que c’est que ce bordel, un escalator en panne et personne ne bouge, ça veut dire quoi, dans quelle société vit-on à la fin, tu viens faire des courses dans un centre commercial et là pauvre con la seule chose qui peut t’arriver c’est que ton escalator tombe en panne alors que les escalators ne tombent jamais en panne, c’est pourtant bien connu, mais enfin alors après les trains et les bus et la poste toujours en grève c’est la grève des escalators, alors même les machines font grève maintenant ? Marre !
Le ton était virulent mais chacun, en son for intérieur, approuvait le propos. Sur quoi pouvait-on encore compter dans cette société ? Les fondations sur lesquelles chacun avait construit sa vision du monde et de la vie s’effondraient. A quoi bon faire des enfants, s’interrogea Sophie, si on ne peut pas leur laisser des escalators en état de marche ? A quoi bon bosser toute la journée, se demanda Hamed l’ouvrier, si c’est pour passer autant de temps sur un escalator en panne ? A quoi bon les 5-7 s’ils se transforment en 5-5 ? questionna Denis. Chacun des naufragés plongea au cœur de son âme, cherchant à savoir ce qu’une vie peut bien valoir quand on la passe sur un escalator en panne.
Je ne m’étendrai pas sur les 97 heures qui passèrent ensuite. Ce serait obscène. Il y eut des morts, même des enfants, même des chiens. Il y eut des pleurs. Il y eut des rires, aussi, quand l’espoir renaissait. Parfois, les techniciens laissaient entendre qu’ils étaient proches de trouver une solution. Mais ils ne la trouvèrent pas. Et au cinquième jour, tous les passagers de l’escalator D étaient morts. Morts de faim, de soif, de fatigue ou de désespoir. Tous sauf un — tous sauf Michel bien sûr, sinon je n’en aurais pas fait mon héros, vous l’imaginez bien.
Depuis le soir du deuxième jour, les médias s’interrogeaient : où la société a-t-elle dysfonctionné ? Jacques Attali fut invité au journal de David Pujadas. Lui-même dut admettre son impuissance à envisager une solution. Eric Zemmour estima qu’il fallait chercher du côté de l’impuissance masculine causée par un féminisme par trop combattif. Mais son paradigme montra ses limites : ce qu’il disait n’avait rien à voir. Yves Calvi s’interrogea : l’islamisme est-il responsable ? L’hypothèse était belle, hélas il y avait trois Arabes sur l’escalator, ça la décrédibilisait un peu. « Escalator et à travers », titra Libération. « La gauche embarrassée par le phénomène des escalators truqués », titra Le Figaro. « De quoi les escalators sont-ils le nom ? » s’interrogea Slate.fr. Acrimed fit un article pour dénoncer tout ça, qui ne servit à rien. Tout était normal.
D’aucuns voulurent aider les naufragés. Patrick Bruel organisa un concert surprise au pied de l’escalator, « pour vous dire que toute la France vous soutient… toute la France est derrière vous ». C’est pendant ce concert que l’un des deux lycéens mourut.
A la fin donc, il ne resta qu’un survivant : Michel. Il était 18 heures. L’escalator était bloqué depuis 123 heures. Michel était assis sur une marche, entouré des cadavres de ses compagnons. On commençait à se demander s’il n’était pas mort lui aussi quand soudain, il bougea le bras. Il sortit de sa poche un casque et chercha dans les menus de son téléphone la belle chanson du film Drive, « Real Hero » de College. Il mit le casque sur ses oreilles et la chanson en route.
Il resta encore assis deux minutes, écoutant la musique et les paroles, observant les appareils photos et les caméras en contrebas. Puis il posa une main sur la rampe de l’escalier. Il se dressa sous le crépitement des flashs ; les envoyés spéciaux des télévisions avaient enfin une information ; quelqu’un s’était levé.
Une fois debout, Michel ôta son casque un instant, le temps de prononcer quelques mots. Personne ne les entendit ; aucun micro ne capta sa voix. Aujourd’hui encore, nul ne sait ce qu’il a dit. Après quoi, il tourna les talons et parcourut lentement les quelques marches qui le séparaient du premier étage. Sa silhouette disparut au coin du magasin Sephora, laissant derrière elle tous les pompiers, tous les journalistes, tous les badauds, toutes les familles de France devant leur télévision, tous les morts de l’escalator D, tous les pays européens en crise, tous ceux qui ne pensent pas à marcher quand c’est tout ce qu’il suffirait de faire. Je crois savoir que Michel jura alors, mais un peu tard, qu’on ne l’y prendrait plus.
très sympathique, comme d'habitude, mais je pense que gamekyo n'est pas très adapté pour autant de lecture, donc l'intérêt de le poster ici est discutable. en tout cas je continuerais à lire tout ça.
Hugecyst > Bah, ça fait six ans maintenant que j'écris sur ce site, je ne vois pas trop de raison d'arrêter... En plus il y a quelques personnes qui aiment bien je crois.