Coucou, je voulais vous parler de mon métier de traducteur et des difficultés que ce métier me pose, à moi et mes confrères traducteurs.
On pense souvent que traduire, c'est faire très vite ce qu'une personne avec un bon dictionnaire saurait faire très lentement.
On pense qu'un traducteur est un athlète du déchiffrage et du "rechiffrage" entre les codes langagiers. Si c'était si facile, peut-être qu'on pourrait se permettre d'inventer des mots comme "rechiffrage" sans vérifier s'ils existent...
- LA PREMIERE chose à savoir, quand on veut traduire, c'est qu'un texte a un locuteur, un contexte, et un destinataire et que ce texte est orienté par une chose impalpable que l'on appelle le sens. Ce contexte est primordial si on veut réussir ce qu'on entreprend. Et le sens, tout orienté qu'il est, doit être appréhendé dans son essence la plus pure et la plus stoïque, c'est-à-dire qu'il faut lui faire perdre son orientation pour pouvoir le canaliser et l'exprimer dans sa propre langue.
- LA DEUXIEME chose à savoir, c'est que deux très bonnes traductions pourront être très différentes l'une de l'autre.
- LA TROISIEME chose à savoir, c'est que pour arriver à une traduction tout à fait semblable à l'original, il faut parfois dévier totalement du style, de l'affect et de la structure du texte source.
- LA QUATRIEME chose à savoir (Je vais compter jusqu'à 15 à ce rythme-là...) c'est que c'est vous le patron. C'est qui le patron ? C'est moaaa le patrooooon !!! Vous ne décidez pas de ce que vous allez faire dire au texte source, mais vous décidez de...
- Comprendre.
- Adapter.
- Transmettre.
Et le résultat doit être lisible et avoir des qualités rédactionnelles. Ca veut dire que vous détectez les erreurs, incohérences ou lourdeurs du texte source, et que vous évitez de les traduire comme tel. Vous évitez de traduire quelque chose qui a du sens tel quel, si en vous relisant vous remarquez que le SENS n'est pas exactement le même.
- ENFIN, on traduit toujours, TOUJOURS (normalement) DANS SA PROPRE LANGUE. Je suis français francophone, je traduis des langues étrangères en français de France. La traduction exige que l'on connaisse beaucoup de choses sur sa propre langue mais aussi qu'on soit capable de reconnaître, au moins en les ayant sous les yeux, les enjeux et les difficultés, les points d'intérêt, les "identités remarquables" d'un texte en langue étrangère.
C'est à peu près tout ce qu'il faut savoir pour être bon traducteur, à mon avis. Mais ce ne sont que les bases. Il est extrêmement difficile de communiquer sur la complexité et les nuances qui changent tout.
Plutôt que de parler théorie (forcément superficielle, parce que je suis traducteur, par théoricien), je vais vous parler de cet article de Gameblog qui tente de traduire une anecdote de Troy Baker sur l'obtention d'un rôle dans Far Cry, chez Ubisoft. Ce n'est pas la traduction la plus catastrophique que j'aie vue, c'est-à-dire qu'elle ne sera pas à l'origine d'une fausse rumeur infondée ou d'une désinformation assumée. Lisez mon article précédent pour comprendre de quoi je parle.
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Voici l'article de @Kohaine3 sur lequel j'ai posté un commentaire.
blog_article367009.html
C'est important de respecter ses sources, surtout en traduction. Voici une vidéo de Troy Baker qui raconte son histoire. J'aime bien le site Polygon.
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http://www.polygon.com/2015/7/2/8883441/troy-bakers-audition-for-far-cry-4-got-creepy[/url]
"I said, 'I'm sorry, who is this? Who is this walking into this room right now? No, no, no, no, don't leave. Sit down.
I was like 'Have a seat, please. Make yourself comfortable. Would you like some coffee that you brought in? It looks very delicious. Now, here's what I'm going to do. I'm going to murder her right in front of you. ... I'm going to peel your face off and put it on my own. It'll be the most glorious makeover I've ever had."
Voici l'article où figure la traduction que j'analyse.
C'est un article de Plume sur Gameblog.
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http://www.gameblog.fr/news/51839-troy-baker-a-menace-une-employee-d-ubisoft-pour-obtenir-son-[/url]
"Je suis désolé mais de qui s'agit-il ? Qui est cette personne qui marche dans cette pièce à l'instant ? N-n-n-non non non non, ne partez pas. Asseyez-vous, prenez un siège. Je vous en prie. Non non non non, mettez-vous à l'aise. Désirez-vous un des cafés que vous avez apportés ? Ils ont l'air délicieux. Maintenant, voilà ce que je vais faire : je vais assassiner cette femme devant vous. Je vais peler votre visage et le mettre sur le mien. Ce sera le meilleur relooking que j'ai jamais eu".
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Voici mon analyse. Plutôt que d'expliquer pourquoi les traducteurs (je suis sûr que je suis pas le seul) s'énervent dès qu'ils voient une traduction amateur ou automatique, j'ai choisi de vous transcrire directement les commentaires que je me fais à moi-même quand je rectifie une traduction, ou, plus souvent, tout simplement quand je vois une mauvaise traduction. Un traducteur est capable de faire la différence entre un texte authentique, écrit par un locuteur natif (et compétent dans sa langue) et un texte (mal) traduit.
Une dernière digression avant de continuer, on observe aussi de plus en plus de locuteurs qui s'expriment comme si tous leurs propos étaient des traductions de merde depuis l'anglais. Mais c'est peut-être l'affaire d'un prochain article.
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TRADUCTION DE MERDE : "Je suis désolé mais de qui s'agit-il ?"
Ca ne veut pas dire "Je suis désolé". L'original, "I'm sorry", ici, ne veut pas dire qu'il est désolé. A la rigueur, on peut dire : "Excusez-moi". La différence est grande. Baker interrompt tout le monde, et le mode d'expression de cette interruption, c'est une formule de politesse. Mais le message est : "Je vous interromps". Ce ne sont pas des excuses en soi, mais une forme d'interruption. Il y a aussi de l'indignation feinte qui fait partie de l'amorce de sa petite performance. Il se veut menaçant et indigné et il prend les rênes.
Je dirais donc : "Je peux savoir qui est cette personne ?"
Enfin, quand on demande l'identité d'une personne que l'on désigne, une personne présente, on demande "qui est cette personne" et non pas "de qui s'agit-il ?" De même, on ne demanderait pas "de qui s'agit-tu N=?"** à quelqu'un qu'on rencontre la première fois. (Oui, cet exemple est volontairement débile, aussi débile que d'utiliser "de qui s'agit-il ?", ici.)
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TRADUCTION DE MERDE : Qui est cette personne qui marche dans cette pièce à l'instant ?
"To walk into" signifie "entrer", pas "marcher"... Là, c'est pas juste de l'amateurisme mais carrément de l'incompétence.
Je dirais : "Qui est cette fille qui vient d'entrer ?"
Même si Baker utilise le présent simple "walks", il se trompe. Il parle mal dans sa propre langue. Quand on traduit, on tient compte de la mauvaise expression du locuteur et on la corrige avant de traduire. Sinon, avec les différences entre les langues, ça donne un charabia incompréhensible, voire des contresens, si on se met à traduire des fautes grammaticales. Il faut que les propos que l'on tient tiennent (eux aussi) debout et sur de bonnes bases, si possible... L'emploi de la locution adverbiale "right now" nécessiterait l'emploi du présent progressif "is walking" et inversement, et le présent progressif serait de rigueur si elle franchissait la porte au moment où il prononce cette phrase. Ou alors, il faudrait employer le present perfect "has (just) walked" si elle "VIENT D'ENTRER".
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TRADUCTION DE MERDE : "Asseyez-vous, prenez un siège."
"To take a seat" est une expression. Ca veut dire "to sit down". Ca veut dire tout simplement "s'asseoir". "Prendre un siège" est une expression bâtarde qui n'existe pas en français.
On dira donc : "Asseyez-vous".
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TRADUCTION DE MERDE : Désirez-vous un des cafés que vous avez apportés ? Ils ont l'air délicieux.
Soit elle est pas dégourdie, soir c'est Wonderwoman, parce que se faire chier à apporter des cafés individuels déjà servis dans des tasses avec la touillette et tout... Tu m'étonnes qu'elle se soit fait remarquer, c'est la femme-orchestre, la façon dont elle est décrite dans cette traduction...
Un peu de sérieux. "Coffee", comme "café", en français, est indénombrable. L'assistante est entrée avec DU café, selon toute vraissemblance.
Après, je ne suis pas catégorique. De nos jours, quand on va chercher le café, aux USA, on va souvent le chercher au Starbucks du coin et on arrive avec de grands gobelets remplis de différentes mixtures empilés sur des supports en carton comme dans des boîtes à oeufs. Donc peut-être... Sauf qu'on n'a pas le contexte et que rien ne laisse penser que ce soient DES cafés en portions individuelles. DU café, donc.
On dira : Puisque vous amenez le café, servez-vous.
Notez l'utilisation du pronom défini "le". On dit qu'on prend "le" café, en français, en France.
Pour la phrase en entier, cette formulation différente est plus élégante et elle articule les deux propositions du texte source qui ne sont pas clairement liées logiquement. On préfèrera reformuler plutôt que de se perdre dans les tréfonds de phrases subordonnées qui s'emboîteraient les unes dans les autres. Si l'anglais le tolère à peine, le français ne le supporte pas.
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Maintenant, voilà ce que je vais faire : je vais assassiner cette femme devant vous. Je vais peler votre visage et le mettre sur le mien. Ce sera le meilleur relooking que j'ai jamais eu"
Là, il aurait fallu noter une pause entre les deux morceaux de citations. La phrase "Je vais peler..." est séparée du début de la citation dans l'original, si bien que le pronom "vous" semble faire le lien entre les deux phrases, alors que les deux occurrences se réfèrent à deux personnes différentes. Sinon, c'est bien traduit.
J'ai pris le temps de d'analyser cette traduction parce que Gameblog a hélas la manie de désinformer son lectorat en se basant sur des traductions approximatives, les leurs ou celles des autres. Au moins, rien n'est intrinsèquement faux ou grave dans les erreurs que j'ai relevées, et on peut aussi dire qu'un discours oral est, à notre époque, quasi incompréhensible dans la langue source sans un contexte bien défini. La faute à des gens illéttrés qui ne s'expriment pas correctement, et qui représentent aujourd'hui l'écrasante majorité, que ça soit en anglais ou en français, et, je n'en doute pas, dans les autres langues aussi. Je trouve juste dommage que des gens qui se prennent pour des acteurs ou des journalistes puissent faire montre d'une telle médiocrité dans ce qui est tout de même leur corps de métier, la maîtrise et l'expertise langagières.