Petit article de
Felipe Pepe sur
Gamasutra.
Le Ministère de la Hype : quant au danger de laisser l'industrie vidéoludique gérer sa propre histoire
L'année dernière j'ai décrit pour le projet de livre du
CRPG mes expériences de recherche portant sur l'histoire des jeux vidéo et l'absence d'efforts pour la conserver. Aujourd'hui, après quelques événements intéressants, j'aimerais rapidement revenir sur le sujet.
Pas de retour en arrière
J'ai récemment été convié à donner une courte leçon sur l'histoire des CRPG pour une classe de game design d'environ 30 étudiants. J'ai commencé par leur demander combien avaient joué à
Skyrim. Tous ont levé la main. J'ai ensuite demandé combien se considéraient eux-mêmes comme des gros fans de la série
Elder Scrolls. A peu près 60% ont gardé la main levée. A la question suivante,
« combien d'entre vous ont joué à Oblivion ? », seulement 20% avaient toujours leur main levée. Il n'en restait que deux lorsque
Morrowind fut mentionné, et aucune pour
Daggerfall et
Arena.
Ce n'était pas une audience profane. C'était des étudiants d'une école de game design, des gens qui avaient décidé de miser leur futur sur le jeu vidéo. Plus de la moitié d'entre eux avaient professé être des fans hardcore de la série
Elder Scrolls, et cependant aucun n'avait pris la peine de se pencher sur les origines de la série. Je ne parle pas de regarder des documentaires étrangers obscurs ou lire de très longs livres rares, je parle de jouer à des jeux, au moins les essayer pendant une dizaine de minutes. Et des jeux gratuits !
Daggerfall et
Arena sont tous deux
librement téléchargeables sur le site de Bethesda.
Lorsque je les aient confrontés à ce fait, ils étaient un peu embarrassés mais assurèrent aussi que c'était de vieux jeux, qui avaient mal vieillis et étaient surclassés par les nouveaux. On va s'attarder un peu sur ce point.
Aucun d'entre eux n'avaient joué à Arena ou Daggerfall. Ils n'ont pas d'expériences personnelles sur leurs gameplay et ne pourraient arriver à cette conclusion par eux-mêmes. D'où venait donc cet à priori ?
Et bien de l'industrie du jeu elle-même.
Le Mot Magique
Soyons honnêtes : l'industrie du jeu est conduite par la hype. Chaque nouvelle sortie est le meilleur jeu jamais sorti et vous impressionnera au delà de ce que vous imaginiez. Pas de secret ici, vous pouvez constater la même chose pour les films, les livres et la musique : personne ne publie quelque chose en disant « c'est mon nouveau truc, ce n'est pas aussi bon que mon précédent mais achetez le s'il vous plaît ».
Mais l'industrie du jeu a une spécificité unique : c'est la seule qui attaque ses précédentes sorties pour que sa nouvelle semble meilleur.
Les bons gars de No Mutants Allowed ont écrit
un article intéressant sur ceci en 2006, lorsque les aperçus de
Fallout 3 ont commencé à être disponibles. Bien que la presse avait adoré
The Elder Scrolls IV: Oblivion (94 sur Metacritic), en un peu moins d'un an elle avait trouvé tout un tas de nouvelles critiques des choses qu'elle considérait à présent comme défaillantes sur
Oblivion et soi-disant fixées dans
Fallout 3. Je cite :
Personne ne peut savoir ce qu'il y a dans la tête de ces testeurs, mais pourquoi soudainement apercevoir des défauts dans Oblivion maintenant plutôt qu'il y a un an, lorsque ça aurait eu de l'importance dans la formation de l'opinion ? Ont-ils eu besoin d'une année pour trouver ces problèmes ? N'osaient ils pas critiquer le jeu si tôt ? Ou peuvent-ils seulement voir les défauts lorsqu'ils peuvent le comparer à quelque chose de supérieur ?
Fallout 3 aura t'il le même futur ? Lorsque les aperçus de TES V seront publiés, pourra t'on lire « finies les animations maladroites pour les personnages comme dans Fallout 3 » ou « Plus de tentatives puériles avortées d'humour comme dans Fallout 3 » ou « Cette fois-ci, la solution des quêtes compte vraiment ! ». Une chose est sûre, les médias vidéoludiques sont meilleurs pour encenser que pour critiquer, vu qu'une démo d'une heure leur suffit pour porter aux nues un jeu mais qu'ils ont besoin d'une année pour lui trouver des défauts une fois sorti.
Oblivion et Fallout 3 sont des jeux similaires, il est facile de les comparer et de faire ressortir les améliorations (si elles existent). Cependant, le vrai danger se fait jour lorsque quelqu'un décide de revenir sur d'anciens titres. Comment comparer Fallout 3 avec le très différent Fallout 2 ? Pire encore, comment vendre son nouveau jeu lorsque le précédent lui est encore supérieur sur de nombreux points ?
Vous sortez le mot magique: "dépassé".
Le jeu que vous aimez 2.0
Chaque fois qu'un journaliste, critique ou communicant rabaisse un jeu en le déclarant « dépassé », et ça arrive souvent, il légitimise, promouvoit même, l'attitude des fans de TES qui ne voient pas d'intérêt à jouer aux premiers titres d'une série. Il discrédite le jeu vidéo dans son ensemble, en affirmant que les jeux sont juste des produits jetables et qu'ils sont périmés.
Vous ne pouvez pas être plus éloigné de l' « art » que ça.
Avant qu'on ne défile contre le fantôme de Roger Ebert et qu'on ne proclame au monde que les jeux sont de l'art, nous devrions regarder ce que nous en disons nous-mêmes. Et le message actuel est que les jeux sont des produits jetables. Que Call Of Duty 3 devient inutile une fois que Call Of Duty 4 est disponible. Que ces jeux d'il y a 20 ans sont dépassés et que vous devriez plutôt acheter le reboot/remake/suite spirituelle. Et ce n'est pas que la communication, la presse et les joueurs aussi le disent !
Pouvez vous imaginer ceci dans tout autre industrie créative ? [Pouvez vous imaginer] un critique de film vous dire que City Lights de Chaplin est un film dépassé, muet et en noir et blanc, et que vous devriez attendre la nouvelle réalisation, maintenant en 3D, avec du 5,1 et un protagoniste châtain barbu dans la trentaine ?
Bien évidemment non, les films sont de l'art, le résultat d'une combinaison d'acteurs, techniques, réalisateurs etc... Ils sont représentatifs du contexte historique (ce qui inclut les anxiétés sociales, les modes et les changements culturels) dans lequel ils ont été créés. Un remake perdrait tous ces éléments, et l'opinion commune des critiques de cinéma est que la majorité des remake sont vains.
L'industrie vidéoludique justifiera au contraire le développement de tout reboot ou remake sous le prétexte qu'il « met à jour un titre pour une nouvelle génération ». Et elle ne pleurera pas une fois la perte du style et contexte des originaux : ils étaient dépassés. Certains diront même simplement plus amusant de nos jours.
Si le X-Com de 1994 avait besoin d'un « remake moderne » en 2012 pour être « accessible aux nouvelles générations », nous pouvons peut-être supposer qu'il en aura besoin d'un autre en 2030 ou même plus tôt. Peut-être encore un autre en 2048. Si chaque nouveau remake/reboot rend le précédent dépassé, ce dont vous parlez ne semble pas être le catalogue de travail d'un artiste mais plutôt l'historique de sortie d'un logiciel.
L'histoire est écrite par les vainqueurs
Lorsque je parle du peu d'intérêt pour l'histoire vidéoludique des joueurs d'aujourd'hui, il y a toujours quelqu'un qui indique la popularité de Super Mario Bros. Désolé, mais c'est l'équivalent d'un passionné de films qui se dirait intéressé par les classiques parce qu'il a regardé Blanche Neige.
Un autre parallèle très important est aussi présent avec cet exemple. Ce n'est pas une coïncidence que Super Mario Bros et Blanche Neige soient tout deux des produits de grosses entreprises toujours sur le marché. Nintendo et Disney travaillent tout deux activement sur la préservation de l'image et de l'intérêt de ces deux produits, en les ressortant constamment, en sortant des dérivés et en y faisant référence régulièrement. Ils savent que ces produits sont extrêmement précieux, pas seulement en tant que marques rentables et icônes reconnaissables mais aussi en tant que symboles de l'importance et de l'histoire de ces entreprises.
Les entreprises intelligentes essaieront toujours de faire en sorte que leurs réussites passent dans l'histoire commune : « qui contrôle le passé contrôle le futur » est plus qu'une simple citation éculée. Bien que la licence Ultima soit forcée de pourrir dans le coffre fort d'EA, Richard Garriott lui-même a suffisamment de leviers d'action pour garder sa série et son nom bien préservée. D'autres ne sont pas aussi chanceux et malgré toute leur importance et influence, peu de personnes aujourd'hui se souviennent d'eux.
Par exemple, lorsque Andrew Greenberg, Robert Woodhead et D. W. Bradley quittèrent l'industrie et que la licence Wizardry partit au Japon, la série perdit sa place dans l'histoire. Il n'y avait personne pour remémorer à l'industrie
l'importance de Wizardry lors de son 30° anniversaire en 2011, et aujourd'hui seul les vieux de la vieille en sont conscients.
Comme je l'ai écrit l'année dernière, nous manquons tristement toujours d'historiens et critiques. Ce qui signifie que l'industrie vidéoludique gère sa propre histoire, et dans la majorité des cas le passé n'est pertinent que si il peut être transformé en hype, et en profit. Nous avons vu de nombreux cas ces dernières années, avec de nombreux jeux et concepteurs influents soudainement redécouverts, toujours associés à une opportune campagne Kickstarter. Mais je pense qu'il n'y a pas de meilleur exemple de ceci qu'avec King's Quest.
Réinitialisation mémorielle
Recherchez sur Google "Roberta Willians" aujourd'hui et vous tomberez sur un nombre convenable d'articles, wikis et vidéos Youtube. Faites une nouvelle recherche mais en demandant à Google de ne montrer que les résultats antérieurs à 2014. Vous avez tout à coup uniquement des articles sur des sites mineurs de vieux fans et des entretiens vieux d'une décennie ; l'information la plus récente concerne une femme australienne du même nom devenue veuve suite au crime d'un gang.
Ca représente le niveau d'appréciation de l'industrie pour « la mère du jeu vidéo », l'un des concepteurs les plus influents de tous les temps et sans aucun doute la plus importante femme développeur. Elle était oubliée. Ironiquement quand le débat sur les femmes dans l'industrie vidéoludique prenait de l'importance (Pour un autre exemple, regardez combien de fois vous avez entendu parler de Scorpia dans ces débats).
Et ce n'est pas que les sites internet. Ouvrez le livre
"1001 Video Games You Must Play Before You Die" [« 1001 jeux vidéos auxquels vous devez jouer avant de mourir »] et vous n'y verrez pas la moindre mention du jeu King's Quest. Je ne me fous pas de vous, 1001 jeux sélectionnés par 36 professionnels de l'industrie et pas un seul King's Quest pourtant !
Et ce n'est pas comme si nous parlions d'obscurs jeux indisponibles. Ils furent ressortis plusieurs fois. De quoi de plus a besoin un jeu pour qu'on s'en souvienne ?
Nous apprenions la réponse l'année passée : d'un reboot.
Roberta et son mari (inspirateur de The Order?)
Dès que des rumeurs d'un reboot de King's Quest ont commencé à circuler, un respect tout neuf pour la série est apparu. Des articles sur son importance historique et sa pertinence (dont quelques uns écrits par les mêmes personnes qui ne s'étaient pas tracassés pour l'inclure parmi les 1001 jeux), des rétrospectives, des vidéos intégrales du jeu ou de ses anecdotes ont commencé à apparaître.
Tout ceci culminant dans une récompense « Icône de l'Industrie » pour Roberta et son mari au spectacle des Game Awards ; [le tout] immédiatement suivi par un segment publicitaire pour le nouveau reboot de King's Quest.
Subtile.
Les ignorants sont bénis
Dès que la cérémonie des Game Awards fut terminée, Twitter explosa en pleine hype quant au nouveau King's Quest. Les gens twittèrent qu'ils étaient excités, mais qu'ils n'avaient jamais entendu parler de la série originale. Et pas seulement les joueurs occasionnels, attention. Plusieurs journalistes de gros sites web dirent aussi qu'ils « n'avaient jamais joué aux originaux, mais étaient impatients pour ce reboot »
Et oui, des personnes dont le travail est de connaître le jeu vidéoludique n'avaient jamais joué à l'une des séries les plus influentes de tous les temps. Le jeu réalisé par la femme qui venait juste de remporter une récompense comme « icône de l'industrie ». Ce serait un pêché innommable dans d'autres industries, mais [dans la nôtre] on le crie sur tout les toits comme quelque chose de cool. Et cela renforce la mentalité que personne n'a besoin de jouer au jeux plus anciens : après tout, même les pros ne le font pas.
Le reboot de K.Q. sera disponible cette année, les gens en profiteront et, si tout se passe selon le plan, une suite basée sur les originaux sera lancée. Et une nouvelle génération pourra explorer la magie de la série King's Quest, si ce n'est, vous le savez, que les graphismes, dialogues, personnalités des personnages, le style de gameplay, la bande son et le contexte historique seront différents. Et l'industrie vidéoludique prétendra que rien ne s'est perdu.
Mais qui s'en soucie ? Personne n'installe MS-DOS et met à jour étape par étape jusqu'à Windows 8. Le logiciel vous requiert juste d'acheter la dernière version, vous ne perdrez rien au passage. Ce n'est pas comme si c'était de l'art ou quoi que ce soit.
[EDIT] PS: Afin de clarifier, je n'essaie pas de définir arrogamment un niveau de connaissance minimum pour les joueurs, journalistes ou concepteurs. Notre histoire est déjà vaste, il est impossible de tout connaître. Cependant, bien que les critiques littéraires ne liront pas tous Hamlet, ou bien que les critiques cinéma ne regarderont pas tous City Lights, ils savent qu'ils devraient essayer de le faire à l'occasion, que ce pourrait être intéressant. Il y a une pression non dite de connaître les classiques. C'est une bonne chose, la poursuite du savoir devrait définitivement être encouragée.
Et ça manque à l'industrie vidéoludique. Comme un ami l'exprime habilement, si vous n'avez pas ce genre de force normative, il n'en reste plus qu'une seule: le marketing [la mercatique], qui veut seulement vous dire de regarder/jouer/lire son dernier truc. Il n'y a pas de force de contrebalancement au « nouveau, nouveau, nouveau ».
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