Comme d'hab' sur Gamasutra, la rubrique Game Design Deep Dive (Soit plus ou moins « Plongée dans les eaux profondes de la conception d'un jeu ») nous propose une nouvelle fois l'exploration d'une mécanique de jeu particulière. Aujourd'hui c'est le tout récent Darkest Dungeon, encore en Early Access sur Steam et bientôt dispo sur PC, Mac, Linux, PS4 et PS Vita en version définitive (en espérant des nouvelles à l'E3) qui passe sur le grill. Si vous souhaitez lire un aperçu du jeu, c'est ici que ça se passe et vous trouverez un autre lien en début de texte (pas d'aussi bonne qualité que le lien précédent). Bonne lecture à tous ! Et pour ceux qui préfère la VO, ça se passe ici.
Qui: Chris Bourassa, directeur créatif et artiste, et Tyler Sigman, game designer et producteur exécutif
Nous avons tourné autour de l'idée de faire un jeu en commun pendant des années mais nous étions occupés avec d'autres studios et nouvelles boîtes. Nous nous réunissions et explorions plusieurs idées ensemble mais celle qui nous fascinait était
Darkest Dungeon.
Chacun de nous fut libre au printemps 2013 et nous avons décidé que ce serait maintenant ou jamais ; Red Hook Studios était né. Nous étions excités par la possibilité de travailler sur un jeu sans compromis externes, quelque chose d'intégralement créé par nous, pour nous, de la façon dont nous le voulions. Nous étions prêts à parier que si nous faisions ça, il y aurait un public de niche de taille décente qui l'apprécierait aussi et par conséquent le soutiendrait.
Durant le développement du jeu, nous avons monté une équipe de collaborateurs expérimentés afin d'aider à réaliser le jeu et d'en faire une réalité. Actuellement 6 personnes à plein temps travaillent sur le jeu, plus des sous-traitants pour la partie sonore (Power Up Audio), la musique (Stuart Chatwood) et la narration (Wayne June). Nous avons tous les deux apprécié la production à petite échelle, où les ressources limitées encouragent la créativité et forcent à des décisions difficiles.
Quoi: former la santé mentale d'un aventurier avec le système d'afflictions
La capacité et la compétence au combat ne sont que la moitié de l'équation. Et si un héros ne souhaitait pas se battre ?
Darkest Dungeon parle des conséquences psychologiques de l'aventure. La pièce centrale de ceci est le système d'affliction. Alors que les héros s'aventurent, leur niveau de stress augmente. C'est présenté dans le jeu via un compteur de stress sur chaque héro. Lorsque le compteur atteint 100, les héros font face à une vérification de stress. Si ils échouent (ce qui est courant), ils manifestent une condition temporaire d'efficacité réduite (Une affliction). Les afflictions sont différentes façons dont les gens répondent au stress.
Les héros peuvent devenir égoïstes, violents, désespérés, paranoïaques, effrayés, masochistes ou tout simplement irrationnels. Les différentes afflictions entraînent une large variété de comportements spécifiques. Par exemple, un héros égoïste gardera peut-être les trésors pour lui, un héro désespéré abandonnera le combat et un héros paranoïaque pourra devenir convaincu que les autres membres de l'équipe sont des ennemis.
Parfois un héros réussira la vérification de stress. Cela les place dans un état héroïque incroyablement utile, où ils peuvent inspirer d'autres membres de l'équipe ou combattre plus efficacement.
Pour réduire le stress, vous devez accorder aux héros du temps libre entre les missions et les laisser souffler de la manière dont les gens en ont l'habitude : en buvant, en pariant, en méditant, en priant etc . Il y a cependant des capacités limitées en ville pour chacune des activités et chaque héros a ses préférences personnelles quant à ce qu'il aime. Ca devient une sorte de jeu de plateau pour maximiser le repos et la relaxation entre les quêtes.
Le système d'affliction met le joueur directement dans le rôle d'un gestionnaire d'équipe, d'un chef de groupe ou d'un entraîneur de hockey. Pour réussir vous devez considérer les facteurs humains dans votre avancée vers l'accomplissement de vos objectifs. Poussez les héros à leurs limites et ils casseront mentalement.
Pourquoi?
Nous sommes de gros fans de RPG, des vieux classiques comme la série des
Bard's Tale,
Eye of the Beholder,
Ultima Underworld... jusqu'aux
Diablo,
Dark Souls et les MMO contemporains.
Beaucoup de RPG perdent cependant vu de l'élément humain. Les situations sont présentées comme un choix du joueur intégral lorsqu'il fait face à un monstre terrifiant avec plus qu'un point de vie restant. Nous nous sommes demandés comment le héro se sentirait.
Nous voulions en outre créer quelque chose qui serait en fort contraste avec le style « butin pinata » des RPG. Pour être honnête, certains d'entre eux sont très bien faits, et nous avons compris et profité des meilleurs d'entre eux, mais ils se reposent sur une énorme quantité de génération procédurale du butin et le jeu devient alors une sorte de quête perpétuelle [du style] « trouver une plus grosse épée ».
Prises conjointement, ces considérations nous ont mené à se concentrer quasi exclusivement sur le
bras de l'épée, pas sur l'épée. Plus spécifiquement, la capacité de combattre n'est que la moitié du problème. Qu'en est-il de la
volonté de combattre ?
La réponse humaine au stress
Bien que nous soyons évidemment influencé par Lovecraft en terme d'ambiances, nous n'avons jamais vraiment pensé en terme de strict filtre d'
insanité que de nombreux jeux
Call of Cthulu adoptent. En fait l'inspiration pour le système d'afflictions n'est pas de Lovecraft mais provient plutôt du rôle des facteurs humains dans l'Histoire et la fiction. Les
wargames ont souvent incorporé des facteurs humains (le moral) et de nombreux films l'ont illustré de manière saisissante (Aliens, The Thing).
Nous voulions capturer la réponse humaine au stress. Toute personne peut rompre sous la pression, et les gens rompent de manière différente. Certains deviennent colériques et agressifs, alors que d'autres deviennent effacés et sans espoir. Les instants d'extrême pression et d'enjeux importants sont cependant aussi ce qui déclenche un profond héroïsme. Les plus forts d'entre nous brillent au bord du précipice !
Parce que nous étions concentrés sur la réponse humaine au stress, nous devions aussi prendre en compte la façon dont les gens le réduisent et reviennent à un comportement normal. Tout comme les gens répondent au stress de manière différente, ils récupèrent aussi de différentes façons. Certains ont besoin d'un verre, d'autres d'un recentrage spirituel.
Nous avons senti que construire une équipe d'exploration de donjons fantastiques avec ces idées en tête pourrait donner une aventure intéressante, et explosive.
Le compteur de stress
Bien que nous voulions qu'une partie d'une système d'affliction soit délibérément opaque au premier regard, nous nous sommes rendus compte très tôt que nous devions complètement montrer le compteur de stress et afficher les augmentations et baisses directement sous la forme de nombres (par exemple,
+20 stress!).
Nous avons développé au final un compteur de stress simple, et bien que cette présentation soit quelque chose que nous avons initialement essayé d'éviter, le compteur fournit un élément tangible aux joueurs pour [s'y] essayer et « jouer ». C'est une bonne chose : il fournit un retour et des conséquences clairs, tout en permettant à une narration organique de se développer. Pris dans le contexte des imprévisibles manières potentielles d'agir des héros affligés, des situations complexes (et souvent tragiques!) peuvent se développer.
Les afflictions et leurs seuils
Le stress monte de manière organique durant l'exploration via les coups critiques, avoir affaire à des curiosités, l'interaction de l'équipe etc. Les seuils de stress [NdIglOoO : dès que le stress atteint 100 points], qui déterminent si le héros devient affligé ou vertueux, sont de grands moments et peuvent vraiment avoir un effet dramatique sur le résultat final d'une quête.
Vu que le drame est le sel du jeu, nous avons passé du temps et des efforts additionnels dans la présentation de ces moments. Une bannière annonce qu'un héros est testé, et après un instant (très éprouvant), le résultat est affiché en éclaboussant tout l'écran !
Chaque affliction a différents effets en combat, durant l'exploration ou le campement. Bien qu'il puisse y avoir des effets positifs (par exemple un héros violent obtient un bonus de dégâts), elles sont généralement mauvaises ! Les afflictions réduisent les capacités de vos héros et les rendent aussi plus difficile à contrôler puisqu'ils agiront fréquemment de leur propre chef. Ce pourrait ne pas être si mauvais si un héros décide d'attaquer seul et que vous vouliez qu'il agisse ainsi, mais ça peut causer de sérieux problèmes si un héro cupide ouvre un coffre piégé, ou si un héro masochiste refuse d'être soigné.
Nous voulons vous placer dans des situations inconfortables où vous n'avez pas le contrôle total de votre équipe. C'est un élément central du jeu et toutes les mécaniques sont conçues pour le renforcer. Nous jouons avec l'agencement du joueur, en vous rappelant constamment que ces petits héros numériques ont leur propres esprits et que parfois leur désir de survivre (ou une mort héroïque) l'emportera sur ce que vous aviez planifié. Nous voulons que vous soyez un chef de bataillon, qui essaye de tirer le maximum de ses soldats et est confronté à des décisions difficiles quant à qui sacrifier et qui sauver.
En contraste avec la transparence du compteur de stress, nous avons délibérément omis de lister tout les comportements qu'une affliction donnée entraîne. Nous voulons que vous soyez obligé d'observer et réagir à vos héros lorsque ça arrive. Vous pouvez bien sûr emmagasiner des connaissances au fil du temps en jouant au jeu. De cette façon votre investissement et votre expérience sont récompensés.
Les comportements eux-mêmes ont été conçus, autant que cela fut possible, par une considération holistique des états affligés. Par exemple,
« Que ferait un héros apeuré au combat ? ». Il reculerait, il serait occasionnellement trop terrifié pour attaquer, et lorsqu'il le ferait, il ne frapperait probablement pas de toutes ses forces et avec toute sa précision.
« Que ferait un héros violent au combat ? » : il aboierait après chaque échec de ses alliés, il frapperait les ennemis avec une rage incontrôlable et ainsi de suite. Puis, bien sûr, il y a la pochette surprise de l'« irrationel » qui peut avoir... Vous l'avez deviné... Toute les combinaisons des autres comportements d'affligés.
Les exclamations
Outre les comportements eux-mêmes, nous avions besoin d'indiquer les personnalités des héros en les faisant commenter leurs situations et actions. C'est l'un des moyens clés qui nous permet de rappeler au joueur que ce qui compte vraiment est la façon dont les héros se sentent, et non le joueur.
Nous nous sommes beaucoup investi dans le système d'exclamations. Nous avons la possibilité d'écrire des exclamations sur mesure pour chaque combinaison de classe et d'afflictions. De cette manière nous pouvons avoir un Pilleur de Tombes
égoïste parlant différemment qu'un Chasseur de Primes
égoïste. C'était important pour nous d'injecter de la personnalité supplémentaire dans les classes de héros en explorant leurs personnalités et en faisant allusion à leurs passés dans leurs discours. Plus vous jouez avec une certaine classe et plus vous en apprendrez sur leurs expériences passées et la façon dont ils envisagent le monde.
Les exclamations agissent aussi comme des signaux comportementaux : quasiment chaque phénomène lié à une affliction est précédé d'une exclamation contextuelle. Nous montrons aussi le symbole de l'affliction au dessus de la tête du héro pour illustrer qu'ils agissent de leur propre chef plutôt que sous l'influence du joueur.
Les vertus
Parfois, malgré les probabilités, un héros peut s'élever au dessus du défi, se libérer de son stress et se reprendre avec son équipe pour continuer à combattre ! Réussir un seuil d'affliction permet au héro d'entrer dans un état temporaire
vertueux.
Il y a actuellement 5 types de vertus : fidèle, courageux, concentré, puissant et vigoureux. Les vertus sont intégralement positives et peuvent rendre le héro lui-même plus efficace, et parfois même améliorer l'équipe dans son ensemble. Avoir un héros qui devient vertueux au milieu d'un méchant combat peut être un grand moment, et bien que nous apprécions de se concentrer sur la faillibilité humaine et casser le joueur... Les retournements [de situation] héroïques sont ce qui rend mémorables certaines aventures !
Les activités citadines
Nous avons passé du bon temps à concevoir le système de récupération du stress. Il y a six activités différentes en ville où vous pouvez « installer » les héros et les laisser récupérer. Le système de cases est intentionnellement très ressemblant aux jeux de plateau, et nous rappelons le thème du jeu avec les divers effets secondaires qui peuvent apparaître et la façon dont nous présentons les histoires dans le journal d'activité.
Evidemment, tout comme les gens sont faillibles, certains de leurs « passe-temps » le sont aussi : la flagellation et la beuverie par exemple. Nous avons un fort sentiment de satisfaction en lisant des
tweets de colère sur le héros favori de quelqu'un parti faire la tournée des bars avant de quitter la ville, en laissant le joueur avec un trou béant dans son équipe![Spoiler : le héros finit toujours par revenir]
Et pour ajouter un peu d'imprévisibilité, nous laissons le gardien occuper des places en ville au hasard. C'est une petite annexe narrative marrante. Il est tout aussi heureux dans l'église qu'au bordel.
Les excentricités
Alors que les afflictions sont des conditions temporaires majeures, nous voulions aussi représenter les petites façons qu'ont les gens d'avoir des tendances bizarres ou des capacités spéciales. Ce sont nos excentricités.
Les excentricités se présentent sous la forme d'aspects négatifs ou positifs et varient de
hagiomane à
nerveux. Chaque excentricité affecte le
gameplay d'une manière [ou d'une autre]. Certaines sont de simples variations statistiques, mais d'autres rentrent en compte dans le meta-jeu de la ville. Par exemple, un héros qui est un
tricheur patenté est interdit de parier à la taverne et devra par conséquent trouver d'autres sources de divertissement pour réduire son stress.
Les excentricités peuvent être enlevées par un traitement dans le sanitarium. Ils utilisent sûrement des méthodes humaines là dedans... N'est-ce pas ?
L'historique des afflictions
Enfin, une autre petite mécanique qui émergea organiquement suite à l'observation du comportement humain est l'historique des afflictions. Les gens ont tendance à réagir au stress de façon individuellement consistante au fil du temps. Une personne qui panique alors qu'une échéance approche a tendance à retomber à nouveau dans cette confortable panique lorsque la prochaine échéance arrive. Pour introduire ce concept dans le jeu, nous suivons chacune des histoires des héros et par la suite ils ont tendance à retomber dans les mêmes schémas d'affliction. Ca supporte notre objectif de construire une petite narration émergente pour chaque héros.
Se défendre contre des abominations épouvantables issues de différentes dimensions est un travail ardu et stressant ! Une vie entière de batailles et de sang entame même le plus dur des héros, et nous pensions qu'il était temps qu'un RPG le prenne en compte.
« Avez vous rencontré Reynauld, le Croisé parano avec un problème d'addiction au jeu et d'incontinence ? C'est votre nouveau tank en première ligne. »