
Récapitulons un peu ce que nous venons de voir dans les deux articles précédents. En 1947, le Cathode-Ray Tube Amusement Device est breveté par Thomas T. Goldsmith et Estle Ray Mann. Mais le premier véritable produit qu’on puisse considérer comme un jeu électronique et surtout qui soit plus qu’un simple brevet ou schéma est Tennis for Two de Willy Higinbotham en 1958. Un peu avant, Alexander Shafto Douglas conçoit un morpion électronique à l’aide de l’ordinateur EDSAC au sein de son université. En 1962, les chercheurs du MIT programme Space War, qui sera globalement reprit par Nolan Bushnell pour faire son premier jeu vidéo : Computer Space, au milieu des années 60. Mais c’est Pong en 1972 qui lancera véritablement la folle course à l’aventure vidéoludique. Tout le contraire d’un discret appel du pied, c’est plutôt un retentissant coup de tocsin qu’Atari effectue à une industrie naissante. Le monde entier s’ébranle peu à peu et des projets innovants voient le jour aux quatre coins du globe. Surtout aux USA, pour être honnête. La force des universités scientifiques américaines est de nourrir un terreau ultra fertile de chercheurs et de passionnés d’électronique qui, à l’aube du pixel et des aventures virtuelles, n’ont qu’un pas à faire pour se métamorphoser. De scientifique à game designer (même si ce terme spécifique n’existe pas encore), la frontière était mince comme une feuille à cigarette dans les années 70. En 1974 est inventé le premier FPS (en ligne, de surcroît !), Maze War, bluffant avec sa fausse 3D en fil de fer qui offre une perspective étonnante. Des chercheurs de la NASA, la fameuse agence gouvernementale américaine responsables des vols spatiaux sont derrière cela. DND, la même année, se voit être le premier proto-RPG de l’histoire. Se basant sur le séisme ludique Donjon et Dragon de Gary Gygax, publié en 1971, DND part du postulat qu’un ordinateur au cerveau informatique sera toujours plus à même de gérer un tas de règles complexes et mathématiques propres à ce genre de jeu qu’un MJ de chair et d’os. Rudimentaire, DND est intéressant en particuliers car il est un des premiers jeux à faire fonctionner le principe du hasard propre à toute aventure de genre RPG (le loot, le niveau des ennemis rencontrés à tel instant, etc.), et aussi car c’est le premier jeu à présenter la notion de boss : ennemi plus coriace que les autres et marquant en général le franchissement d’une étape clé dans le déroulé du jeu, voir carrément la fin de celui-ci. Colossal Cave Adventure, une année plus tard, sera mieux élaboré, avec un scénario et des embranchements bien plus immersifs. Un programme informatique qui n’oublie pas d’être un jeu avant d’être une prouesse de programmation d’algorithme gérant le hasard et la chance, en somme.
On l’a vu, Breakout en 1976 sera le premier jeu de casse-briques, alors que de base, il n’était qu’une vulgaire variante de Pong. On sait également que la Brown Box, imaginée dès 1966 par Ralph Baer donnera naissance à la Magnavox Odyssey et sera la première véritable console de jeu domestique de l’histoire. Un des concepts de jeux fourni avec la console ayant été plus ou moins sauvagement reprit par Bushnell pour en faire son Pong, d’ailleurs. Mais toutes les innovations ne viennent pas des USA, non !
Kabushikigaisha Taito Boeki, autrement connu sous le simple nom de Taito, est une entreprise fondée en 1953 par un homme d’affaire russe du nom de Michael Kogan. Bon, déjà là, ça surprend, car on pourrait s’attendre à entendre un nom à consonance japonisante en ce qui concerne le fondateur d’une des sociétés mères du jeu vidéo japonais, mais il n’en est rien. Toujours est-il que durant la première décennie de son existence, Taito est connu pour importer et fabriquer des distributeurs automatiques (de friandises, de petites bouteilles d’alcool, de jouets type gashapon…), mais aussi de juke-box et de jouets électromécaniques à destination des bars et hôtels de luxe. En 1972, le succès de Pong fut si retentissant qu’il se faisait entendre par-delà les mers et les océans, jusqu’à l’archipel nippon. Kabushikigaisha Taito Boeki, devenu Taito Corporation, fonde une branche américaine en 1973 et se lance dans la distribution de jeu d’arcade qui, en vérité, n’ont rien de grandiose. Il ne s’agit là que de vulgaire (oui, il faut le dire) clone de Pong, avec quelques timides variantes et un habillage différent. Ainsi, Soccer, Western Gun ou encore Davis Cup voient le jour, portant le joueur dans des matchs de football, des duels à mort au revolver ou des matchs en double sur une terre battue. Fondamentalement, c’est Pong, un carré qui représente une balle ou un projectile, et les raquettes qui représentent joueurs et cow-boy. Tout cela, on le doit à un homme, lui aussi un des pères de l’histoire du jeu vidéo : Tomohiro Nishikado.
Né en 1944 à Kishiwada dans la préfecture d’Osaka, Nishikado obtient un diplôme d’ingénieur électronique en 1968 dans l’université de Tokyo Denki (de laquelle sortira également Junya Ōta, le créateur de Touhou Project). Il commence à travailler pour Pacific industries, dans le secteur de l’audio. Il quitte la société au bout d’un an seulement et croise par hasard un ancien de ses collègues qui lui apprend que Pacific Industries n’est en réalité qu’une filiale d’une entreprise plus grande : Taito. Au début, Nishikado avouait ne pas être très intéressé par les jeux vidéo, ni même les jeux électromécaniques, tant qu’il pouvait exercer son métier et sa passion qu’était le bidouillage électronique. Il conçoit alors une dizaine de jeux, dont ceux précédemment cité sous l’impulsion du triomphe de Pong. Mais ce n’est qu’en 1978 que la gloire véritable tombera sur Taito et son créateur star. Entre temps, les jeux électromécaniques sont délaissés pour favoriser les jeux purement électroniques, plus coûteux, plus techniques, mais à même d’impressionner le joueur avide d’innovation technologique.
1: Une borne de Space Invaders, iconique.
2: Yōichi Wada à gauche et Tomohiro Nishikado à droite. Le premier était le président de Square-Enix entre 2003 et 2013. Square-Enix rachètera Taito et, par la même occasion Space Invaders, en 2005.
« J’ai décortiqué Pong et réfléchis à la façon de concevoir de nouveaux jeux vidéo originaux. Tous les jeux que j’ai créés avant Space Invaders utilisaient des circuits logiques, il ne se basaient pas sur l’informatique. J’ai pratiquement développé ces jeux tous seul. », explique Nishikado. Les jeux post-Space Invaders sont donc comme Pong des jeux basés sur une carte mère bourrée de transistors et d’autres éléments semi-conducteurs. Mais pour répondre à ses attentes et continuer à innover et produire des jeux de qualité, la puissance et le matériel venait à lui manquer. Il convainc Taito d’aborder le virage du tout informatisé et commence à concevoir son propre matériel de développement à base de processeur Intel 8080, un 8-bits cadencé à 2mhz. D’ingénieur en électronique, il devient game designer, les deux fonctions se confondant souvent à l’époque car les limites informatiques étaient drastiques et très handicapantes pour n’importe quel concepteur de jeu vidéo. Bien connaître les limites technologiques était un plus pour modeler un gameplay et établir des règles de jeu efficaces. Entre 1977 et 1978, il commence la conception de Space Invaders, et cela passe par plusieurs étapes.
Il prend d’abord comme base un shooter nommé Space Monster, jeu mécanique sorti des locaux de Taito en 1972. Breakout est la première grosse influence de Space Invaders, on y remplace les briques par les extra-terrestres, la raquette par un canon et le tour est joué. Cependant, Nishikado voulait y ajouter une plus-value, notamment visuelle, avec des graphismes plus variés que de simples briques de couleur à détruire. Il consulte un jour un magazine parlant du phénomène cinématographique Star Wars. L’Épisode IV, Un Nouvel Espoir étant sorti le 25 mai 1977 aux USA. Il décide donc que son jeu prendra place dans l’espace, mais se refusant à afficher des adversaires humains, par éthique morale, il cherchera une autre source d’inspiration dans le roman de Herbert Georges Wells : La Guerre des mondes, publié en 1898 et ayant bénéficié d’une adaptation au cinéma en 1953. Les machines de guerre martiennes sont alors un bon modèle pour les unités en forme de pieuvre et de crabe de Space Invaders. Une autre inspiration, ultime et ultra romancée, celle-là, dit que Nishikado aurait rêvé d’un soir de Noël particulièrement idyllique où, sur le parking d’un super marché, des enfants tentaient de repousser une invasion extra-terrestre avec l’aide d’un Père Noël. Loin de moi l’idée de vouloir contredire les propos de Nishikado, mais il faut avouer que cette folle histoire est tout de suite moins vérifiable que les autres.
Malgré ses talents en électronique, Nishikado n’est pas satisfait de son travail sur Space Invaders. De surcroît, les performances technologiques dont il dispose à l’époque sont trop faible, le processeur traine la patte face à ses exigences graphiques. Il veut que les unités adverses se déplacent, contrairement aux briques fixes de Breakout, pour donner un challenge au joueur. Mais les mouvements sont lents et saccadés. Il explique à de nombreuses sources telles que Game Informer et Edge que c’était certainement la partie du travail la plus pénible en étant concepteur de jeu vidéo à l’époque. Devoir se plier aux réalités techniques du matériel informatique de 1977 freinait indubitablement son imagination et son ambition. Rien de plus frustrant. Toutefois, il se rend compte qu’au fur et à mesure qu’on détruit les lignes ennemies, le jeu devient plus fluide. Le processeur parvient à augmenter la vitesse de déplacement des monstres restants car il a moins d’élément à calculer. Au fur et à mesure, la vitesse de déplacements des envahisseurs augmente et ipso facto, la difficulté grandit également ! C’est du pain béni pour le challenge de Space Invaders, Nishikado estime que ça tiendra en haleine le joueur et conserve cette bienheureuse trouvaille.
3: Une salle d'arcade dédiée à Space Invaders, aussi affectueusement appelée "Invaders House" par les fans/
La vitesse de défilement croissante, couplée au fait que les aliens répondent à vos tirs, est, d’après Nishikado lui-même, certainement une des explications pour comprendre pourquoi Space Invaders a eu un tel impact auprès des jeunes joueurs. En effet, car les gens plus âgés auxquels il a fait essayer Space Invaders avant sa commercialisation et sa phase de finition n’ont pas été tout à fait convaincus.
« Les gens du département commercial étaient très sceptiques, contrairement à ceux du département de développement. Selon eux, le jeu avait encore besoin de beaucoup d’amélioration pour être un succès. Les dirigeants ne semblaient pas beaucoup plus enthousiastes. », raconte Nishikado. Il n’avait pourtant aucune inquiétude.
« Ces gens n’étaient pas la cible du jeu. Space Invaders n’était pas le premier jeu du genre, mais les autres mettaient le joueur devant des cibles passives pour engranger des points. Dans Space Invaders, les ennemis répliquaient et je crois que c’est cela qui a fait son succès. Les commerciaux et les gérant de salles d’arcade trouvaient le jeu trop compliqué, mais ils étaient aussi beaucoup plus âgés que la plupart des joueurs. Je pense aussi que balayer une vague d’unités qu’on pouvait clairement identifier comme des ennemis, contrairement à des cibles fixes et moins reconnaissables, a joué dans le succès de Space Invaders. ». En plus d’être un concepteur de génie, Nishikado est vraisemblablement un fin analyste.
Douze mois sont nécessaires au développement de Space Invaders et le jeu sort au Japon en juillet 1978. Plus qu’un simple jeu vidéo, il devint vite un phénomène culturel, transformant le jeu vidéo de curiosité électronique à industrie de loisir mondiale. Il faut bien se rendre compte de l’évènement. Si Pong a déclenché un tremblement de terre, Space Invaders lui génère un véritable tsunami. C’est, historiquement, le deuxième véritable coup de tonnerre dans l’histoire du jeu vidéo après le jeu d’Atari, le second vrai souffle qui explosera tous les records. Taito commercialise pas moins de 100 000 bornes de Space Invaders sur le sol japonais, tandis que Midway, qui s’occupe de la distribution nord-américaine, en écoule 60 000. Pour rappel, Pong, ce n’est ‘’que’’ 30 000 à 50 000 bornes aux USA entre 1972 et 1979. Et c’était déjà un triomphe, alors pensez donc.
Mais pourquoi un tel succès ? À l’époque, cela ne tenait pas à grand-chose, finalement, et en même temps, c’était si révolutionnaire, si intelligent. On parle d’une époque où tout été à faire, les plus grandes innovations vidéoludiques n’avaient pas encore pointées le bout de leur nez. Plusieurs éléments se sont assemblés autour de Space Invaders pour en faire un colossal succès mondial. Tout d’abord, et même si ça ne parait pas si visible que cela, Space Invaders innovait dans son gameplay, ou plutôt dans sa façon de se rendre accessible au joueur. Les premières bornes disposaient de trois boutons, un pour déplacer son canon à gauche, un pour aller à droite, et un dernier pour tirer. Les directions seront plus tard gérées au joystick. D’ores et déjà, c’était plus simple et intuitif que de devoir asticoter un potentiomètre pour faire défiler une raquette de façon imprécise, mollassonne et très ennuyeuse, comme sur Pong, en fait. Le challenge est variable et le joueur doit s’adapter en conséquence. Comme on l’a évoqué plus haut, les aliens accélèrent le rythme à mesure que leurs rangs sont explosés par les tirs de canon du joueur. La notion de défi et de persévérance est amplifiée par un système de scoring. À l’époque - tout comme aujourd’hui on a la possibilité de vanner son adversaire au travers d’un casque-micro quand on joue en ligne -, pouvoir inscrire trois initiales au côté de son faramineux score qui faisait râler de jalousie plus d’un concurrent de la salle d’arcade de notre quartier, c’était une sensation particulièrement excitante. Space Invaders fut le premier soft à proposer cette véritable notion de compétition avec une mémoire des meilleurs scores obtenus, ce qui ne tarda pas à déclencher un mouvement de rivalité entre joueurs, d’abord à l’échelle locale, puis nationale et même planétaire.
Visuellement, Space Invaders innovait également. Le jeu était un des premiers à détenir une réelle identité visuelle. Les ennemis étaient des monstres avec un design étudié en amont et non plus de simples rectangles blancs censés représenter une raquette ou un personnage. Si bien que l’alien en forme de poulpe ou de crabe de Space Invaders se fait rapidement une place dans la ‘’pop culture’’. On peut désormais imager le jeu vidéo de façon bien plus concrète et unique qu’avec la bille carrée de Pong ou le vide interstellaire de Space War. Pouvoir illustrer quelque chose de façon aussi limpide et abordable pour tous constitue un véritable avantage pour rependre la popularité d’un jeu à travers le monde. Le subconscient collectif s’attache naturellement bien davantage à quelque chose qui a une forme, une couleur et une identité visuelle spécifique qu’à quelque chose qui n’en possède pas. Le phénomène se reproduira avec Pac-Man un peu plus tard, par exemple. Le phénomène prend une telle ampleur qu’aujourd’hui encore, en 2019, l’alien de Space Invaders est synonyme de jeu vidéo, c’est un lien de culture universelle qui nous unit tous. N’avez-vous jamais vu, pendant une ballade en ville, un graffiti sur le mur, représentant un envahisseur de Space Invaders ? Ou au sommet d’un porche, une mosaïque de petits carrés de verre colorés rappelant les aliens du jeu ? D’innombrables artistes de rue et fans du jeu ont multipliés les œuvres ‘’sauvages’’ du genre à travers le monde. De Paris et Rennes en France, à New-York aux USA, et même Bangkok (Thaïlande), Ljubljana (Slovénie) et São Paulo (Brésil). Le mouvement fut par ailleurs largement porté par un mosaïste français du nom de Franck Slama, à partir des années 90.
D’ailleurs, Space Invaders va plus loin. Les premières bornes ne disposaient d’aucune couleur, hormis le fond noir et les bunkers/aliens en blanc, faute d’une puissance hardware suffisante. Mais des calques en cellophanes collés à l’écran de la borne donnaient de la couleur à certains éléments spécifiques. C’était courant à l’époque. Si bien que les aliens sont devenus verts, ou violets, dépendant des modèles. Cela vint d’une initiative de Midway aux USA, mais bientôt, le Japon et Taito adoptèrent ce genre d’idée et proposèrent aux gérant de salle d’arcade nombre de modèles de calques pour égayer différemment leurs bornes Space Invaders. Ainsi, on vit naitre des Space Invaders avec en lieux et place du fond noir de l’espace un artwork de lune rougeoyante sous les feux de combats spatiaux ; ou encore une constellation colorée de mauve et de bleu. Ça attire l’œil, sans nul doute, et ça contribue à rendre Space Invaders populaire, moins vieillot et moins archaïque face aux vieilles bornes monochromes concurrentes.
4: Lors d'un entretien avec l'ancien président de Square-Enix à l'occasion des 30 ans de Space Invaders, Nishikado a dévoilé une partie de ses carnets de travaux datant de 1978 ! De véritable trésors d'archive du jeu vidéo. Ici, on peut y voir des schéma de routine de programmaton pour la borne d'arcade originelle.
5: Des croquis et de nombreuses notes de conceptions garnissent le carnet de développement de Nishikado.
Là où Pong naquit d’une époque où le jeu vidéo était encore vu avec beaucoup de défiance, voire même avec beaucoup d’agressivité par la majorité de la population qui y voyait un loisir abrutissant (comme aujourd’hui, finalement, rien n’a changé…) et dangereux pour la jeunesse, Space Invaders se veut plus accessible, encore plus universels que le soft d’Atari. Ses commandes simples et son challenge valorisant font que Space Invaders devient amusant et abordable pour tous. Si bien que la borne s’exporte facilement bien au-delà des salles d’arcade, lieux à l’époque encore très réservé aux initiés et dans lesquelles les gens ‘’normaux’’ n’osaient presque pas s’aventurer (un peu comme sur Gamekyo de nos jours). On retrouve dès lors Space Invaders dans les hôtels, dans les supermarchés, dans les fast-foods, dans les cinémas, et même dans la rue, au sein de petites galeries couvertes de centre-ville comme à Tokyo ou Hong-Kong ! La formidable propension à se déployer dans les lieux publics où vaquent une myriade de clients potentiels supplémentaires (des enfants, des familles, des gens pour qui le jeu vidéo est totalement inconnu jusqu’à voir de leurs propres yeux une borne de Space Ivaders) contribue à un incroyable essor du jeu vidéo au sens large du terme. Le succès populaire est au rendez-vous, Space Invaders devient un immense phénomène à la portée de tous, supprimant les castes et les élites, gommant les frontières et abrogeant les différences entre connaisseurs et néophytes. Au supermarché, un jeune garçon peut montrer toute sa modeste technique à un trentenaire qui a déjà des centaines d’heures de jeu à son actif. Des clubs se forment, des tournois sont organisés, on se communiquent nos records et des instances sont établis pour déterminer qui est le plus fort du coin.
Des t-shirts imprimés sont commercialisés, des émissions parodient le jeu et adoptent les petits bonhommes spatiaux verts, on raconte même que le Japon subit une fulgurante pénurie de pièces de 100 yens (l’équivalent de 50 centimes d’€ à l’époque), toutes englouties dans les innombrables bornes du jeu qui sévissent sur le territoire. Même les journaux télévisés du soir en France, en Grande-Bretagne et ailleurs en Europe parlent du phénomène qui secoue le Japon et le monde. Iconique, Space Invaders marque le véritable départ de l’industrie du jeu vidéo japonais. Lancé aux USA, l’impulsion primaire a peut-être été donné par Pong, ou Space War, ou Tennis for Two, ou que sais-je encore de plus préhistorique, mais jamais un aussi éclatant coup de boost n’aura été vécu par le jeu vidéo qu’avec Space Invaders.
Aux USA, au moment de l’arrivé de Space Invaders, le marché était déjà saturé de clones de Pong. Tous pour la plupart de qualité médiocre, ne proposant aucune innovation et surfant allégrement sur une manne financière aussi fragile que généreuse. Mais Atari parvenait tout de même à faire du bénéfice. En 1977, un projet de console de jeu domestique, inspiré de la Magnavox Odyssey voit le jour au sein de l’entreprise californienne. La machine sera connue sous le nom d’Atari 2600, ou plutôt Atari VCS (Video Computer System). Le principe de jeux interchangeables via cartouches à acheter indépendamment provient de la Channel F de Fairchild, commercialisée un an plus tôt. Cependant, Atari voit gros, trop gros et fini la première année d’exploitation commerciale de sa VCS avec un énorme stock de quelques 250 000 consoles sur les bras, déjà assemblées. Autant dire que se résoudre à laisser dormir autant de matériel dans un entrepôt ou le détruire ferait perdre une somme délirante à Atari. Ray Kassar, nouveau président d’Atari, nommé par le groupe Warner Bros. à ce poste (à qui Nolan Bushnell a vendu ses parts en 1976) flaire le coup de maître en voyant débarquer Space Invaders. Il s’empresse de sécuriser les droits auprès de Taito en ce qui concerne le jeu domestique, laissant libre cours à Midway d’exploiter le soft en salle d’arcade. Ni une, ni deux, un portage de Space Invaders est produit pour l’Atari 2600 et octroie à cette dernière l’impulsion critique dont elle avait besoin pour emballer le marché nord-américain. En un trimestre, les ventes quadruple, Atari jubile.
Ce qui est drôle et assez représentatif de cette période où tout le monde - y compris les grands dirigeants et grandes sociétés telles que Atari, Taito et Midway – en étaient qu’à leur balbutiement, c’est de constater l’imbroglio judiciaire qui a fait se frotter Atari et le groupe Bally Midway. En effet, comme expliqué plus haut, Ray Kassar d’Atari avait sécurisé les droits de Space Invaders pour une exploitation sur console domestique, ça, c’est officiel. Or, Midway conservait les droits pour une exploitation en salle, cela aussi, c’est officiel. Mais les lois, les règles et les accords n’étaient pas précisément convenus pour gérer tout cela, à l’époque. On ne s’accommodait pas vraiment de précision dans les termes d’un contrat et de nombreuses zones d’ombres pouvaient jouer en la faveur d’exploitant pas toujours très consciencieux. Ainsi, Midway pensait qu’en détenant les droits d’exploitation en salle de Space Invaders, cela leur donnait aussi le droit d’exploiter le jeu de Taito en format console, sans savoir que Ray Kassar avait déjà pris les devants pour Atari. Midway, via sa maison-mère Bally (pour rappel, un fabriquant de jeux électromécaniques, de flippers et ensuite ayant pénétré le marché du jeu vidéo) produit une version de Space Invaders pour sa console domestique, la Professional Arcade, ou Astrocade. Au dernier moment, Bally Midway se rend compte de son erreur, pour autant, le jeu est déjà dans sa phase de duplication et ils sont contraints de changer le nom du produit. Space Invaders sur Astrocade devient Astro Battle. Atari ne juge pas des plus opportuns de porter cette affaire devant les tribunaux, de toute façon, leur compte en banque a déjà explosé avec le vrai Space Invaders sur leur propre machine.
Cette affaire fera prendre conscience aux acteurs du marché le bien fondé de la sécurisation de droit. Atari en particuliers commencera à acheter les droits d’exploitation des plus grands hits d’arcade afin de les proposer légalement et en exclusivité sur son Atari 2600. Cela ira même plus loin et provoquera des situations qui aujourd’hui peuvent paraître impensables, ubuesques. Lorsque l’Intellivision de Mattel et la Colecovision de Coleco débarque aux USA entre 1979 pour la première et 1982 pour la seconde, Atari réalise que la concurrence commence à croître sérieusement. Les deux consoles suscitées sont par ailleurs plus performantes que la vieillissante 2600 de 1977. Atari se dit qu’il serait dommage de ne pas profiter de parts de marché supplémentaires qu’occupent Mattel et Coleco. Aussi, ils y voient un moyen de continuer d’exploiter leurs jeux en les proposant sur de nouveaux supports, quand bien même ils ne proviennent pas de leurs propres usines. Est créé en 1983 le label Atarisoft qui s’occupe de licencier ses jeux (ceux d’Atari, et ceux des autres, dont Atari détient les droits d’exploitation sur console domestique) sur d’autres supports, à la base concurrente. Via Atarisoft, Atari commercialise donc des jeux qui de base n’ont pas été conçus, créés ou développés par eux-mêmes mais dont ils ont acquis les droits, sur des consoles qui là encore ne sont pas d’eux. Ainsi, Atari vend sur Apple II, Commodore 64, ColecoVision, Intellivision, ZX Spectrum, TI-99/4A, BBC Micro, et un tas d’autres supports.
Évidemment, les royalties qui sont dût aux véritables créateurs des jeux exploités sont très variables, pour ne pas dire inégales. Mais puisque tout est définit par contrat, qu’Atari a négocié avec sagacité et roublardise, tout est clean. Malinx, le lynx… (Atari, Lynx, vous l’avez ?).
6: Un envahisseur de l'espace en mosaïque à Rennes.
7: Et un autre à Miami. En tout, c'est près de 78 villes aujourd'hui officiellement recensées qui ont été envahies par ce genre de décoration urbaine pixelisée !
Malheureusement, les game designer et concepteurs étaient très mal considérés à l’époque. Pour Nishikado, le quotidien n’est pas bouleversé et assez peu de mérite lui sont accordé.
« Rien n’a réellement changé pour moi à cette époque. Les spécifications hardware du jeu original étaient très limitées, alors j’ai commencé à planifier de nouvelles versions pour du matériel plus puissant. À vrai dire, personne en dehors de Taito ne savait que j’étais le créateur de Space Invaders. » Explique-t-il. Shigeru Miyamoto, la légende derrière Mario et Zelda expliquera au Time toute l’influence qu’aura eu Space Invaders sur lui et sur son souhait de faire carrière dans le jeu vidéo, un domaine qui d’ordinaire ne l’attirait pas vraiment.
Shoot them up séminal, Space Invaders est non seulement le socle de l’industrie vidéoludique japonaise mais aussi la source de tout un genre et évidemment le modèle d’innombrable clone. Comme Pong à son époque, ce qui est plutôt cocasse puisque lorsqu’on y réfléchit, Space Invaders reste un Pong au concept façonné par les années et les idées nouvelles. Namco, une autre grande société de jeu vidéo japonaise s’en inspirera particulièrement pour produire deux soft coup sur coup : Galaxian en 1979 et Galaga en 1981. Nichibutsu en fera de même avec son Moon Alien en 1979 et Amstar fera l’excellent Phoenix en 1980. Niveau clone, Space Raiders sur ZX Spectrum propose des mouvements de rangées d’aliens différents de l’original, de quoi varier le challenge tandis que Avenger, sorti sur Commodore 64 et signé Atari eux-mêmes n’a rien de bien original mais demeure techniquement un des clones les plus fluides et solides. Enfin, citons le rigolo Pepsi Invaders, d’une rareté extrême et qui n’est en vérité pas un jeu commercialisé, mais une commande de la célèbre multinationale Coca-Cola Company à Atari. C’est en réalité un cadeau destiné à ses collaborateurs en interne où en lieux et place des extra-terrestre, on y trouve et on doit détruire à grand coup de canon des lettres qui forment le mot PEPSI. Le fameux vaisseau mère qu’on pouvait également exploser dans le jeu d’origine en échange d’une tonne de points bonus est ici remplacé par le logo du rival éternel de Coca.
Voici que l’industrie du jeu vidéo est lancée. Dans les années 70, quelques coups d’éclats éparses se sont manifestés, à commencer, on ne le répétera jamais assez, par Pong en 1972. L’impact qu’a eu Space Invaders ne concerne pas que la culture populaire de l’archipel nippon. Contribuant largement à la démocratisation du concept même du jeu vidéo et de sa pratique à travers le monde, Space Invaders ouvre les portes de la reconnaissance. Avec Space Invaders, le jeu vidéo devient définitivement et de moins en moins un loisir obscur réservé à une élite de scientifiques enfermés dans les laboratoires de leurs universités ou au mieux, dans les bars enfumés et malfamés. Le jeu vidéo devient fun, viral, et surtout tout public. Des titres d’exceptions enfonceront le clou avec des thèmes moins violents, des petits personnages amicaux et un côté ‘’kid friendly’’ parfois tout à fait assumé, à l’image de Pac-Man et de Donkey Kong, bien évidemment. Mais de tout cela, nous reparlerons une prochaine fois !