Sous le ciel noir qui pèse au-dessus du manoir, la nuit fait bouger ses ombres à la faveur de la maigre lueur d'une bougie. Un souffle, un chuchochetement, un mouvement à la limite du champ de vision...histoires de fantômes ou conte d'une malédiction, Kuon nous fait traverser une nuit d'horreur et d'hallucinations cauchemardesques dans le Japon de l'époque Heian. Tour à tour se joueront les sombres destins de deux jeunes femmes, d'une part Sakuya ,une jeune magicienne ou 陰陽師 (Onmyouji), envoyée par son maître pour enquêter sur des évènements mystérieux, et d'autre part Utsuki, la fille du même maître, à la recherche de sa soeur Kureha à travers les dédales du manoir où elle est née et dont elle n'est jamais sortie. Enfin, un troisième chapitre viendra s'ajouter par la suite pour apporter sa touche finale à l'histoire. A grands renforts de 符 (hu), manuscrits renfermant des sortilèges ou dans lesquels sont capturés des fantômes que l'on pourra contrôler, chacun des héros nous fera découvrir des aspects du jeu différents, et petit à petit la vérité sur la malédiction se dévoilera. A une époque où les jeux du genre abondent, Fromsoftware tente un pari difficile avec un jeu clairement inspiré par les "Silent Hill" et autres "Project Zero".
Ils m'entraînent jusqu'à l'insomnie...les démons de minuit
Point n'est besoin d'y jouer très longtemps pour comprendre que Kuon est un jeu basé sur l'ambiance. Il suffit de se plonger dans les premières vidéos du jeu, ponctuées par la "warabe uta", chanson pour enfant qui prend très vite une consonnance malsaine.Tout dans le jeu participe à créer un climat oppressant, à commencer par les sons, travaillés et souvent bien placés pour effrayer ou inquiéter, comme ces rires qui semblent parvenir d'un banquet dans un allée au bout de laquelle il n'y a personne, ou ces incantations d'un moine qui résonnent dans un petit temple. Très réussi également au niveau visuel, les concepteurs ont su garder une cohésion esthétique dans leur univers; ainsi les personnages ont-ils tous la peau pâle, presque blanche, tous les monstres ont quelque chose de ridicule ou de grotesque. On avancera donc à petits pas, attendant haletant que quelque chose dans l'ombre surgisse, croyant y avoir vu un mouvement, on suivra une épaisse trace de sang sur le sol avec une crainte mêlée de résignation, on ne s'enfoncera dans un couloir plongé dans les ténèbres qu'à contre-coeur. Les décors n'ont rien à envier au reste, la lente progression à travers les couloirs du manoir, les pourtours de l'étang bordé de grands bambous, le temple aux murs recouverts de fil à soie du fond duquel enflent les plaintes des malades, ou encore la "voie du cocon", grotte aux murs rougeoyants, reste étouffante et angoissante à souhait tout du long. Autant dire qu'il y a de quoi vous tenir éveillé jusqu'aux premières lueurs de l'aube... C'est presque volontiers qu'on deviendrait insomniaque pour découvrir d'avantage le monde onirique et original qui nous est proposé.
La malédiction du mûrier
Au cours des pérégrinations de nos personnages, toutes les pistes remontent vers la même source, l'énorme mûrier qui se dresse au centre du jardin. Entre les deux petites jumelles qui nous jouent quelques tours pendables en chantant innocemment une comptine pour enfant, la soeur de l'une des héroïnes qui tire des corps dans de grandes boîtes, un maître des lieux et des coéquipiers magiciens qui n'ont rien à envier à qui que ce soit en ce qui concerne leur conduite pour le moins étrange, le scénario pose ses protaganistes en un huis-clos mystérieux. S'il n'a rien d'exceptionnel ni d'innovateur, et qu'il reste linéaire et sans réel choix possible, il réserve cependant quelques agréables surprises, encore que la fin laisse un peu à désirer. Tout est mis en oeuvre pour rajouter à l'ambiance, et les éléments du scénario sont pensés pour créer un effet esthétique ou inquiétant; les boîtes dans lesquelles sont placés les cadavres, par exemple, prennent autant une place importante dans l'intrigue qu'elles renforcent le sentiment d'étrangeté et d'angoisse général. L'ambiance est aussi légèrement différente selon le personnage joué; la jeune fille du chapitre de l'ombre possède moins d'armes, est globalement plus faible et rencontre moins de fantômes. Par contre, l'héroïne du chapitre de la lumière, quant à elle, se retrouve dès le début aux prises avec le surnaturel, et est dotée d'une plus grande "puissance de feu". Aussi la vue que l'on a sur les différents personnages du jeu change selon le héros que l'on joue, et enfin, on a la bonne (mauvaise??) surprise de retrouver pour le troisième et dernier chapitre l'éminent 安倍晴明 (Abe no Seimei), véritable personnage historique, peut-être le plus célèbre des onmyouji. On peut regretter qu'il ne fasse qu'une apparition de courte durée, son chapitre étant limité et très linéaire. Accompagné de deux énormes démons cornus qui le servent corps et âme, l'androgyne Seimei est vraiment mis en scène à son avantage,bien qu'on soit un peu déçu par la manière de se battre de ses "gardes du corps", en effet mettre de grandes savates dans le plus pur style Tekken ça fait fait un peu tache dans un jeu d'ambiance...
Et les nouveautés?
La prise en main du personnage se fait relativement rapidement, et le jeu n'est pas difficile si on économise sciemment ses "munitions", ici composées de "hu" (sortilèges). Il faut relever ici une petite particularité du jeu, qui est qu'au lieu d'utiliser des armes à feu les héros ont la possibilité d'invoquer par le biais des "huto" toutes sortes de monstres rencontrés au cours du jeu et qui livreront combat à la place du héros. Il reste bien sûr les sorts de type boule de feu qui sont semblables à ce qu'on peut trouver dans un autre jeu du même genre, plus faciles à manier que l'évocation de monstres.
On peut noter une autre originalité sympathique: pour simuler la vision qui se trouble, l'écran se distord et les couleurs se confondent lorsque le héros est sérieusement blessé ou essouflé après avoir trop couru. Par contre, le même phénomène se produit aussi lors des "magakaze", sorte d'explosion dûe à une concentration d'énergie surnaturelle; malheureusement, cela n'apporte pas vraiment au jeu, pas plus que cela n'est réellement effrayant. Pour le reste, Kuon n'a fait qu'exploiter les acquis de ses prédecesseurs Silent Hill et Biohazard, même si c'est en effet de la meilleure manière qui soit. Oui, si Kuon innove, c'est bien par le charme de ses décors, ses personnages et son ambiance sombre et envoûtante, et la mélodie hypnotique de la "warabe uta". Le tout est très savoureux, on en redemande.
9/10