Nicolas Perret est un vieux du circuit. Embauché en 1995 par Delphine Software, il a travaillé sur l’ensemble de la série des Moto Racer. Mais en 2002, la société ferme comme beaucoup d'autres et Mr Perret entreprend alors plusieurs actions pour assurer la pérennité du jeu vidéo français et rassembler les acteurs de cette industrie.
Jeux-France : Bonjour Nicolas, pouvez-vous vous présenter à nos lecteurs et nous dire quelle est votre formation et votre parcours professionnel ?
NP : Je suis tombé dans la marmite informatique/jeux vidéo à l’âge de 10 ans quand on m'a offert mon premier ordinateur, un zx81. Depuis mes mains n’ont pu se détacher du clavier et de la manette… Après avoir été formé en électrotechnique, en électronique, puis en informatique industrielle (empochant au passage un BTS et un diplôme d’IUP), j'ai cherché du travail en rapport avec ma passion dévorante : le jeu vidéo. C’est alors que s’est présentée une opportunité chez Delphine software int. où je suis quand même resté 9 ans ! J'ai travaillé sur plus de 6 jeux dont la célèbre série des Moto Racer. Fin 2002, DSI a commencé à voir rouge et s’est aperçu qu’il n’était pas le seul dans la même situation... JIRAF est alors né du fruit de ma réflexion menée sur le forum français de l’IGDA à l’été 2002.
Jeux-France : Pouvez-vous nous parler plus amplement de la JIRAF ? Son histoire, ce qu'elle propose concrètement, son objectif ?
NP : JIRAF 'le Jeu vidéo et son Industrie Rassemblent leurs Acteurs Français' est une association loi 1901 à but non lucratif, qui a pour objectif de rassembler tous les individus dont l’activité professionnelle contribue à l’existence de l’industrie française du jeu vidéo, afin d’en assurer son avenir.
L'association a été créée début avril 2003, et se veut représentative des acteurs du domaine, afin de défendre et de représenter les intérêts professionnels de ses membres. Les autres objectifs majeurs sont notamment de s'adresser au grand public, afin de valoriser l’univers des jeux vidéo, et de sensibiliser l’opinion sur le fait que le jeu vidéo est une oeuvre artistique. Un autre but est d'avoir une réflexion, et des actions sur l’organisation et la réorganisation de la production de jeu vidéo en France. L'association souhaite aussi être un cadre pour des débats, des propositions, des collaborations entre ses membres, et un lieu où partager des informations et annonces relatives au monde des jeux vidéo. Nous réalisons aussi un rapport annuel sur les salaires de chacun des acteurs du jeu vidéo
(chiffre 2003).
Les membres potentiels de l'association sont tous des employés du secteur (programmeurs, graphistes, game designers, chefs de projet, producers, patrons, musiciens...), qu'ils soient en poste ou au chômage, et les gens tournant autour du secteur : les journalistes spécialisés, les étudiants...
L'essentiel des échanges entre ses membres se fait à travers le site (articles, forums, chat...), par email, et bien évidemment par rencontres réelles autant que possible. Tous les employés du jeu vidéo sont invités à rejoindre l'association afin d'en soutenir l'action.
Jeux-France : Pourquoi l’avoir créé et à quel moment avez-vous planché sur l’idée de créer la JIRAF ?
NP : En juillet 2002, on nous annonçait le dépôt de bilan chez Delphine Software. À ce moment-là, nous étions loin d’être les seuls dans la même situation : certaines sociétés étaient déjà mortes et d’autres s’orientaient vers une faillite inévitable. C'est aussi à ce moment que j'ai essayé de contacter le gouvernement pour essayer de faire connaître le problème. D’autres associations existaient déjà : comme l'APOM, l'IGDA et le SELL était connu depuis un moment.
J'ai contacté l'APOM qui m’a gaiement répondu qu'il fallait débourser 1000 € d’adhésion et donc pour pouvoir participer à leur commission. L'IGDA chapitre français a un forum et les débats ont été musclés durant tout l'été 2002 sur ce support mais à un moment donné, j'ai décidé d’arrêter de parler et de passer à l’action : faire quelque chose de concret !
Jeux-France : Donc vous vouliez créer quelque chose à la fois de sérieux et d'accessible à tous ?
NP : Oui. Donc j'ai préparé des statuts pour une association et une
'intervention' pour la rencontre de septembre de l'IGDA. Le problème est que je ne suis pas forcément un grand orateur et que le message n’est pas forcément bien passé et comme les problèmes à Delphine continuaient sans se régler, j'ai baissé les bras.
Comme créer une association en premier lieu ne semblait pas marquer les esprits, j'ai donc lancé un site web :
http://www.jiraf.org. Le site n’a pas pris très longtemps à ouvrir, seul la recherche du nom et du logo a pris du temps. Le tout a été lancé le 2 décembre 2002 pour un panel de plus de 1000 inscrits en 3 mois, le lancement de nombreux dossiers de réflexions et de projets pour essayer de faire véritablement avancer les choses. L’association a été créée le 2 avril 2003 et compte désormais 224 membres professionnels (et 3919 inscrits sur le site web).
Jeux-France : Ensuite, quel est le mode de fonctionnement de la JIRAF ?
NP : Les premières élections du CA ont eu lieu cette année et compte 9 membres qui ont accès à un forum spécifiquement dédié. La JIRAF nécessite un travail long et laborieux, ce qui implique une grande motivation. Malheureusement, il faudrait que davantage de personnes possèdent cette qualité pour nous aider et ainsi amoindrir la charge de travail du CA, sachant que nous lancions les commissions dans le but de faire participer tout le monde.
Jeux-France : JIRAF, pour une association de jeu vidéo, c’est plutôt un nom original. D’où vous est venue l’idée de l’appeler ainsi et y avait-il des circonstances particulières ?
NP : Le but du nom était bien sûr de marquer les esprits et il est très difficile de trouver un nom avec jeux vidéo (JV), 2 mois de travail ont été nécessaires pour trouver le nom et le logo. Ce dernier et certaines déclinaisons ont été créées par Denis Briant. Vous pouvez le contacter et visiter son site sur http://www.energies-graphiques.com. Je remercie également Alain Ramond pour nous avoir astucieusement trouvé ce nom.
Jeux-France : Avez-vous rencontré des difficultés quelconques depuis sa création ?
NP : Non, pas énormément... voire pas du tout. Ce n'est pas simple de gérer une association comme JIRAF, il faut arriver à se faire accepter, mais nous sommes arrivés à aller à peu près partout : nous avons vu Laurent Sorbier deux fois, les responsables du CNC, etc.
Jeux-France : Il y a quelques jours était organisé la table des jeunes pousses. De quoi s’agit-il exactement et quel était le but de cet événement ?
NP : Déjà, avant ça, il faut bien comprendre que JIRAF représente des personnes et exclusivement des personnes et du coup, nous sommes relativement proche de toutes les 'personnes qui bossent dans le jeu video'... Un grand nombre de boîtes ayant coulé (plus de 50 %), beaucoup de personnes se sont retrouvées au chômage. Et quand tu es au chômage et que tu veux continuer à bosser dans le jeu vidéo (c'est-à-dire ne pas changer de métier), plusieurs choix s’offrent à toi : partir à l’étranger, accepter d’être beaucoup moins payé dans une autre société (lié à l’offre et la demande) ou d'essayer de monter une boîte... et c'est là qu'on s'est aperçu qu'il y avait beaucoup de projet de création de boite et on a lancé
le recensement de ces projets. Nous avons sorti deux rapports d'analyse de la situation et nous avons préparé de longue date la rencontre du 2 juin 2004 dont nous avons réalisé un site relatant ce sujet : http://www.jiraf-jp.org
Donc le 2 juin, à la bourse de commerce de Paris, on a organisé ce meeting où 13 projets ont été présentés, des projets malgré tout très prometteurs. Il faut bien comprendre que les personnes qui essaient de recréer des boîtes de jeux vidéo en France n'ont pas forcément des moyens, mais ont par contre l'expérience pour faire des jeux (Quand je parle de moyens, je parle aussi bien des moyens financiers et/ou d'un savoir-faire pour créer des boîtes et ensuite assurer sa gestion). Du coup, il faut aussi réfléchir aux modèles économiques du jeu vidéo qui ne sont plus forcément adaptés à ses Jeunes Pousses, surtout depuis que les éditeurs ont augmenté la difficulté et les contraintes pour financer et éditer les jeux : c’est-à-dire que de nos jours, les éditeurs ne misent presque plus que sur les licences et les suites (donc pas ce que font les JP) et que même dans le cas où tu aurais un contrat, très souvent l'éditeur achète le jeu et ne verse plus de royalties, et c'est sur ce système que la majorité des boîtes fonctionnent actuellement (celles qui sont encore en vie) en flux tendus... et peuvent 'mourir' du jour au lendemain, c'était donc le sujet de la table ronde lors de la conférence auquel ont assisté plus de 170 personnes.
Et il faut soutenir les Jeunes Pousses ! Car c'est leur seule chance, ils n'ont que le temps du chômage qui dure maximum 2 ans pour aboutir leur projet et si rien ne se passe pour eux, ce sont des talents que la France aura à déplorer.
Jeux-France : Et n'avez-vous jamais pensé à créer votre propre studio de développement ?
NP : J’ai bien sûr en projet de créer une boîte aussi, mais pour ne pas me mettre en avant, je n'ai pas présenté mon projet.
Jeux-France : JIRAF : le Jeu vidéo Rassemble ses Acteurs Français, pourtant beaucoup de fonctionnalités sont ouvertes au public. Quelles sont les raisons de ce choix ? Considérez-vous le public comme un acteur du jeu vidéo à part entière ?
NP : Comme je l’ai dit dans mon premier discours,
«tant que le jeu vidéo ne sera pas reconnu, rien ne sera fait correctement pour lui en France». Il faut bien voir aussi que le jeu vidéo est devenu un produit, au même titre qu'un poireau dans un supermarché et qu'il n'y a rien d'humain. Un des buts de JIRAF et de faire échanger entre les personnes qui FONT vraiment les jeux et le Grand public pour essayer d'humaniser tout ça, de faire connaître le métier et de casser certaines idées reçues : du style «quand on bosse dans le jeu vidéo, on joue tout la journée»... Il s’agit d’un métier à part entière avec une vraie passion derrière !
Mais aussi il est exercé pour vivre comme tous les métiers... Je dis cela par rapport à toutes les personnes qui réalisent des jeux amateurs pour leur plaisir et ne comprennent pas qu'on fasse ça pour gagner notre vie et que du coup, on ne peut pas les aider gratuitement et ne pas se permettre de passer des années et années à créer une chimére sans vrai planning... et aussi que si les jeux ne sont pas bien ce n'est pas toujours (voire rarement) la faute des développeurs... mais bel et bien à ceux qui décident et qui ne donnent pas les 'crédits' pour faire le jeu correctement.
Jeux-France : Oui c’est certain... Mais le jeu vidéo occupe une place prépondérante dans les loisirs, il faut bien des gens qui travaillent dessus... mais bientôt arrivera le moment où notre génération prendra le pouvoir : à la télé, dans les journaux, dans les autres médias et il sera reconnu à part entière, il faut espérer que ce moment n’arrive pas trop tard...
NP : Vous avez tout a fait raison, mais ça risque d'être un peu tard, j’ai bon espoir mais, j’ai peur que pas grand-chose ne bouge avant 3 ans... Date où les premiers étudiants de l'école du jeu vidéo sortiront avec leur diplôme en poche. L'école étant créée par le gouvernement, il est fort possible qu'il se passe des choses à ce moment-là.
Jeux-France : La JIRAF a de nombreuses similitudes avec L’agence Française pour le jeu vidéo, avez-vous des relations avec cette association ou d'autres en tout genre ?
NP : L'afjv n'est pas une association dans le sens où ils ne représentent personne... Et qu’ils sont de toute façon plus proches des 'patrons' que des salariés. Si nous avons aidé les JP, c'est surtout à cause de l'analyse dont j'ai parlé tout à l'heure. Nous ne représentons ni aidons des boîtes, par contre nous avons aidé des personnes... À mettre en avant leur projet de création de boite ou les conseiller dans la bonne gestion de leur société : on ne laissera tomber personne.
L'afjv est un très bon site d'information sur le jeu vidéo qui rassemble des informations pour tout le monde... mais fonctionne très différemment de la JIRAF, de l’apom et du sell, (qui, eux sont des associations/syndicats nationaux). Il y a aussi les associations de type SPL aux niveaux locaux (Lyon et maintenant Paris), respectivement Lyon Game et Capital Game... Nous gardons de très bonnes relations avec ces associations.
Jeux-France : Changeons de registre, quels sont les cinq jeux toutes consoles confondues qui vous ont particulièrement marqué ?
NP : Je dirais
Day of the Tentacle (Atari ST),
Sam and Max (Atari ST),
Indiana Jones and the Last Crusade (Atari ST) (le meilleur jeu à licence de tous les temps),
Kotor (Xbox), et énormément d'autres jeux.
Jeux-France : Nous remarquons depuis quelques mois une véritable faillite successive de certaines sociétés vidéo ludique françaises. Comment voyez-vous l'avenir de notre marché ? Pensez-vous que les JP sont la clé pour renouer avec le succès ? Et au niveau mondial ?
NP : Au niveau de la France, j'ai peur que l'hécatombe ne soit pas fini au vu de la difficulté qu'ont les studios à vendre (oui à vendre... sans royalties) leurs projets aux éditeurs. Les studios de développement 'classiques' fonctionnent du coup en 'flux tendu' et risquent à chaque instant de faire une erreur qui peut à terme leur être fatale. Les JP sont sur un autre 'marché' qui doit obligatoirement être plus 'light', que ce soit au niveau de l'ambition de jeu et au niveau du prix du jeu... (Je parle du coût de réalisation pas forcément du prix de vente).
Par contre, ce qu'il faut bien voir que ci fait le prix d'un jeu, c'est le nombre de personnes qui font ce jeu pendant plusieurs mois (18 mois en moyenne) et ce qui est le plus onéreux, c'est la production graphique et du coup, les JP vont devoir faire des jeux pas modeste donc avec peu de graphisme interdisant ainsi certain type de jeux. Un très bon exemple de comparaison serait
Trackmania et je tiens à féliciter Focus pour donner la chance à des boîtes et des jeux comme ça. A court terme, il risque de se créer un peu comme le ciné des jeux 'hollywoodien' et des jeux 'd'auteurs'... Même si pour le moment la notion d'auteur ne veut rien dire.
Au niveau mondial, je pense que les choses risquent de changer dans les années à venir (ça sera peut-être trop tard pour les JP et le jeu vidéo français) car de mon point de vu, tout le monde va être saturé par ces licences de jeux utilisées à répétition (fps, rts...) qui sont rarement des licences de jeu vidéo mais plutôt des licences de films ou encore de sports, ce qui a le don de transformer le jeu vidéo en sous-produit (il faut bien voir que les licences marchent pour le moment car le marketing est déjà fait) mais qu'il n’est pas facile d'adapter 'correctement' des licences d'autres medias au jeu vidéo car celui-ci rajoute une dimension supplémentaire qui fait que la licence se retrouve seulement plus sur le fond que sur la forme (environnement, personnage).
Il y a plusieurs raisons qui me font dire que le futur va changer : déjà comme je le disais la saturation des acheteurs mais aussi et surtout les constructeurs de consoles qui sont obligés de trouver de nouvelles motivations pour vendre leurs prochaines générations de console (il suffit de regarder les annonces de
Nintendo et de
Microsoft avec le xna), car ils ne peuvent plus miser sur les avancés graphiques et sont donc obligés de se reconcentrer sur la créativité (je vous renvoie à ces deux articles (
ici et
ici qui sont plutôt révélateurs).
"Mais la succession des suites est quelque chose qui me chagrine dans cette industrie" explique Peter Moore, "nous devons créer nos propriétés intellectuelles dans cette industrie, (…) plutôt que vivre par procuration à travers leurs licences".
Ce n’est que maintenant que l’on commence à prendre conscience de ce phénomène alors que je prône ce discours depuis plus d’un an et demi.
Jeux-France : On peut aisément détecter de plus en plus de violence dans les jeux vidéo et plusieurs polémiques font rage, ces jeux nous inciteraient en effet à devenir violent. Un commentaire ?
NP : Les jeux vidéo ne sont pas plus 'violents' qu'avant, ils sont surtout plus réalistes, mais ils ne sont pas plus violents que les 'films' et bien moins violents que la réalité. Il faut parfois opérer sur un changement de mentalité et parfois casser l'image négative du jeu vidéo en mais je pense que c'est surtout parce que c'est 'nouveau' (pour certaines générations qui ne sont pas tombées dedans quand ils étaient petits) et que tout ce qui est nouveau fait peur (quand les machines à laver sont sorties, les ménagères ne voulaient pas les utiliser de peur que cela déchire le linge). On peut aussi voir les jeux vidéo 'violents', souvent les fps, comme de simples extensions informatiques que le jeu de cow-boy de notre enfance. On peut dire aussi que ce qu'on appelle violent se trouve souvent dans un monde parallèle et que quand on joue à un jeu, on sait qu'on est dans ce monde parallèle et que la réalité est tout autre, il n’y a pas d'amalgame possible... une dernière chose, c'est que quand on joue à un jeu violent, souvent on est bien plus calme quand on a fini la partie, que quand on a commencé. C'est un très bon défouloir ! Si, si !
Jeux-France : Je vous remercie pour cette interview et de nous avoir accordé autant de temps. Avez-vous un petit mot à communiquer à nos lecteurs ou quelque chose qui pourrait les inciter à s'inscrire à la JIRAF ?
NP : JIRAF est là pour faire connaître le jeu vidéo a tout le monde, pour qu'il se développe 'correctement' en France et il faut aider et soutenir les Jeunes pousses, car les personnes d'expérience qui les ont crée ne pourront pas tenir très longtemps et on risque de perdre pas mal d'expérience dans le jeu vidéo français pour de longues années... Les JP peuvent être le renouveau du jeu vidéo français et les autres personnes d'expériences sont actuellement recrutées en grand nombre au Canada par Ubisoft (français) et EA, et qui sont obligés de quitter la France, c'est encore de l'expérience et des talents qui partent et qui manqueront au jeu vidéo français, ce qui risque encore plus d'aggraver la situation. Au niveau des JP, je rajouterais que pour qu'il y ait des jeux vidéo français, il faut qu'il y ait des personnes et des boîtes pour faire les jeux. Hélas, il n’y a presque plus de boîtes et de moins en moins de personnes. Ce n’est pas forcément bon signe, mais ce n'est pas pour ça qu'il faut baisser les bras !