Ecrit en lettres dures et capitales:
NOM: Charles
PRENOM: Morgan
RESIDENCE: inconnue
AGE ACTUEL (présumé): 18 ans
PROFESSION:inconnue
PARENTS:inconnus
Né à Marseille. Perdu de vue des autorités et de ses connaissances depuis la fin de son année de troisième. Parents ne lançant aucune demande de recherche. Avis de disparition déposée par son professeur de SVT il y a un an.
Enfant dit égnimatique par tous ses professeurs et camarades de classe. Prétendu meilleur ami devenu SDF selon la police marseillaise: celui-ci refuse catégoriquement de dévoiler ce qu'il sait sur le jeune Charles Morgan.
Dernière connaissance encore capable de témoigner et de donner des informations utiles: Mlle Asuka Blood, détentrice des photos originales du disparu page 3, 4 et 5.
Puis écrit en plus petit en dessous:
(Biographie Mlle Blood page 12; biographie Mr Van de Bluck page 7.)
Sans attendre davantage, je glissais deux doigts dans le coin des dossiers pour arriver à la page 7, en évitant soigneusement les pages 3, 4 et 5.
NOM:Van de Bluck
PRENOM: Klaus
RESIDENCE: SDF
AGE ACTUEL: 18 ans
PROFESSION:SDF
PARENTS: Mme Van de Bluck, Mr Van de Bluck.
Né en 1991 à Marseille. Quitte le lycée après la disparition de son meilleur ami (suj. Enquête.) Deux mois de prison pour refus de coopération et violence sur agent: il n'a pas accepté de livrer des informations capitales sur Mr Charles Morgan nécessaires pourtant pour le retrouver.
Son refus catégorique face aux autorités avait entraîné mon dernier entretien avec Barque. Il soupçonnait Klaus d'agir pour me couvrir. En effet, j'étais, et je suis toujours la seule responsable...Klaus n'est pas allé en prison parce qu'il voulait couvrir Morgan tel que le soupçonnait Barque; mais pour me couvrir moi dans mon crime. Klaus sait pour le livre et le virus...Barque perds son temps, il ne dira rien.
«-Asuka, pensez-vous que Klaus s'est sacrifié pour Morgan ? Il a beaucoup pleuré, non?»
Il me prenait vraiment pour une gamine à l'époque, l'inspecteur. Après tout, depuis mes six ans, je viens fêter mon anniversaire dans son jardin, je ramasses ses navets avec son fils et son chien, puis je fais le potage avec sa femme, dans l'honorable intention que lui et sa famile puissent se délecter de tant de légumes frais.
Et il avait continué...:
«- Asuka, j'aimerais vraiment savoir si Klaus a décidé volontairement de mentir et de refuser d'omptempérer face aux policiers, lança-t-il, un soupçon implorant. C'est très grave; agir ainsi est puni sévèrement par la loi, tu le sais Asuka. Tu sais où il va aller...
-Je ne pense pas, mentis-je. Je crois qu'il l'a fait...que sa mère l'a obligé...
MAIS POURQUOI MENTIR AUSSI MAL!!
-Pourquoi ? recommença l'autre. Si ce n'est pas pour Morgan...
«C'est pour moi,» achevai-je douloureusement dans ma tête.»
Je ne voulais pas que tu ailles en prison, tu m'as laissée seule, Klaus. Je t'ai enfermé loin de moi. Je n'avais même pas le droit de t'apporter des fleurs et des oranges (ordre de monsieur l'inspecteur divisionnaire, refusant que sa petite Asuka aille visiter les méchants prisonniers alors qu'elle-même, sans que son gentil oncle ne le soupçonne, avait commis un crime bien plus grave), comme tu me disais, à l'école.
«-Hein, Asuka, quand j'aurais tué mes parents, tu m'apporteras des oranges et des fleurs en taule, pas vrai?
-Bien sûr Klaus. Je te laisserais pas, moi.»
Comme toi tu m'as laissé aujourd'hui, pendant deux mois enfermé... Pour me sauver, oui, pour me sauver la peau, mais les hommes dans les livres ne savent faire que ça! Partir loin, mourir parfois, pour sauver les femmes qu'ils aiment! Leurs soeurs, leurs mères, leurs amies, leurs amours...les laissant seule dans le monde des vivants alors qu'elles auraient tant préféré le suivre là où ils allaient! Ils ne sauvaient personne, ils condamnaient.
Et on parle de leur courage à tort et à travers, alors que nous femmes, ils nous en fallaient tellement plus pour supporter leur absence.
Je tressaillis. J'allais me précipiter sur la page 12, quand une feuille adjacente à ce dossier attira mon regard car elle portait le titre de «Lucien». Elle semblait provenir d'un livre auquel on l'avait arraché.
Je pariais sur un incipit.
Bingo.
«Lucien était douilletement recroquevillé sur lui-même. C'était là une position qui lui plaisait de prendre. Il ne s'était jamais senti aussi heureux de vivre, aussi détendu. Tout son corps était au repos et lui semblait léger. Léger comme une plume, comme un soupir. Comme une inexistance. C'était comme s'il flottait dans l'air ou peut-être dans l'eau. Il n'avait absorbé d'aucune drogue pour accéder à cette plénitude des sens. Lucien était bien dans sa peau. Il était heureux de vivre. Sans doute est-ce un bonheur un peu égoïste.
Une nuit, le malheureux fut réveillé par des douleurs épouvantables. Il se sentit comme serré dans un étau, écrasé par le poids de quelque fatalité. Quel était donc ce mal qui lui fondait dessus! Et pourquoi sur lui plutôt qu'au autre? Quelle punition lui était-là infligé? C'était comme si on l'écartelait, comme si on brisait ses muscles à coup de bâton. «Je vais mourir», se dit-il.
La douleur était telle qu'il ferma les yeux et s'y abandonna. Il était incapable de résisterà ce flot qui le submergeait, à ce courant qui l'entrapinait loin des rivages familiers. Il n'avait plus la force de bouger. C'était comme si un carcan l'emprisonnait de la tête aux pieds. Il se sentait attiré vers un inconnu qui l'effrayait déjà.Il lui sembla entendre une musique abyssale. Sa résistance faiblissait.
Le néant l'attirait vers lui.
Un étrange sentiment de solitude l'envahit alors. Il était seul dans son épreuve, terriblement seul. Personne ne pouvait l'aider. C'était en solitaire qu'il lui fallait franchir le passage. Il ne pouvait en être autrement.
Ses tempes battaient, sa tête était traversée d'ondes douloureuses. Ses épaules s'enfonçaient dans son corps. «C'est la fin», se dit-il encore. Il lui était impossible de faire un geste.
Un moment, la douleur fut si forte qu'il crut perdre la raison et soudain ce fut comme un déchirement en lui. Un éclair l'aveugla. Non, pas un éclair, une intense et durable lumière plus exactement. Un feu embrasa ses poumons. Il poussa un cri strident. (...)»
En dessous, était écrit au stylo encre bleu dans un cadre la fin de l'histoire.
Comme il y a si longtemps, je pariais encore sur une naissance.
Morgan avait ce jour-là, en cours de français, parié sur une mort.
Bingo.
Le stylo bleu avait écrit:
«(...)Tout en l'attrapant par les pieds, la sage-femme dit: «C'est un garçon!»
Lucien était né.»
Ce texte de Claude Bourgeyx nous avait été donné par Madame Mazi, chère professeur de français haïe par tous à cause de cette facheuse tendance qu'on les élèves de haïr tous les professeurs de français qui ne savent pas vivre dans les livres qu'ils étudient. Nous voulions des profs qui appartenaient eux-aussi aux romans dont ils nous parlaient. Mazi n'étaient pas de ceux-là: Mazi était la réalité avec un grand R, Mazi pensait au brevet à la fin de l'année et jamais à la poésie. Classe de rêveurs, nous lui en voulions; elle aussi donnait un aspect davantage laid et formel à la réalité. C'est aussi pour contrer ce texte, d'un auteur contemporain (elle ne nous donnait que des textes d'auteurs contemporains, la magie des classiques semblait vieillie, hors de l'air de son temps: et ça, elle ne le voulait pas) qu'une de ses élèves a commencé à écrire la Mort de Lucien. Faire mourir celui que Bourgeyx a fait naître: c'était pour elle une belle vengeance contre la stupidité des cours de français d'aujourd'hui.
En analysant, on dépouille la beauté du texte, tous ces mystères si fragiles qui jamais ne devraient être dit à haute voix, de peur d'abîmer leur doux sens. C'est arracher le coeur de l'auteur que trouver des métaphores filées là où l'âme verrait simplement une nouvelle douceur de sa langue...
Ou alors on nous faisait étudier des descriptions réalistes à la Hermingway, histoire de faire un peu plus oublier que la lecture, c'est aussi le rêve, l'aventure dans un monde meilleur que le nôtre, là où chaque utopie peut être réalisée.
Lire c'est aussi frétiller d'angoisse, d'émotions, vivre ce qu'on ne peut vivre, réfléchir à ce qu'on n'avait pensé.
Mais, comme le temps et le vent emportent tout, j'ai appris avec eux à ne plus haïr Mazi.
§
Les heures s'écoulaient sans que mon inspecteur réapparaisse à l'intérieur de son bureau. La page 12 m'intéressait un peu moins à présent, mais je glissais tout de même deux doigts entre les feuilles du dossier, quand la porte soudainement s'ouvrit. Pas de coups sur la porte, ce ne pouvait être Barque; il aimait trop les bonnes habitudes.
Mes yeux se levèrent.
Ce n'était ni l'inspecteur, ni sa secrétaire aux talons roses.
C'était à la fois bien mieux et bien pire.
-Morgan, murmurai-je, ébahie, hébétée, abasourdie.
Lucian from the real world.
Il ne disait rien, me contemplait comme à son habitude, indifférent, sans ciller.
-Asu, répondit-il, amusé, triste, nonchalant.
C'en était trop. Ces yeux, ces beaux yeux grisants, noir comme un océan, me faisaient fondre. J'étais une goutte à l'intérieur de ses deux pupilles, et je me voyais, implorante, le supplier de m'en libérer. Comme par le plus merveilleux des hasards, la lune était tombée, son doux halo caressant sa peau et la rendant davantage voilée d'une poésie incertaine, sombre, éclatante. La finesse de ses traits contrastait de la meilleure façon possible avec son regard d'assasin; quelques résidus d'enfance et de soleil, de petites taches de rousseurs constellaient légèrement sur les arêtes de son nez droit. Un dandysme évident se traduisait par la manière dont ses mèches brunes, d'une dizaine de centimètres, tombaient devant ses yeux. Elles tombaient avec un naturel et une classe inimitables. «Je n'ai jamais demandé à être beau, je n'y ai jamais réfléchi», disait-il, il y a si longtemps, bien avant que Klaus n'aille en prison, bien avant que je ne l'eut tué dans mon livre. Tandis que, paralysée, mon corps rêvait d'une étreinte, mon cerveau quand à lui songeat à cette force qu'à la lune de voiler les choses d'une aura mystique: cette puissance a le pouvoir de rendre amoureux; tant de fois évoquée par Maupassant, elle caressait mes souvenirs de tant de proses romantiques:
«Si nous nous promenons, un soir de tristesse, sur une plage, au bord de l'Océan, qu'elle illumine, ne nous mettons-nous pas, presque malgré nous, à réciter ces deux vers si grands et si mélancoliques:
Seule au dessus des mers, la lune voyageant,
Laisse dans les flots noirs tomber ses pleurs d'argent»
Les pleurs d'argent à présent coulaient, ruisselants ravis, sur mes joues épanouies; voici que brusquement, comme pour donner un peu de larmes à celui qui semble n'en avoir jamais senti aux creux de ses paupières, que je les frotte doucement sur celles de Morgan. Lui qui n'a jamais pleuré pour moi ou pour la Lune, je le vois avec des joues mouillées, au clair de lune, avec une moi enfouillie dans ses bras.
Il y a des instants, comme ceux-là, que l'on veut être éternels.
Et ces instants ne le sont jamais, car la pire découverte que l'on puisse faire un jour, c'est que rien, rien n'est éternel. Pas même cette instant où je savourais chaque seconde en priant pour qu'elles soient des heures.
Mais à la place de la douceur de ses retrouvailles immobiles, ce fut un coup de couteau horriblement réel et horriblement laid qui nous ramena sur la terre des supplices.
Barque était juste derrière lui. Il le tenait par des menottes. Je n'avais rien vu, éblouie par Lui. L'inspecteur me contemplaît avec dégout et il nous sépara violemment. Le choc fut sourd; Barque ne frappait pas fort, mais l'horreur qui s'infiltrait en moi engourdissait mes muscles. Encore une fois j'avais la désagréable sensation de voir et d'entendre tout à travers du coton, de devenir transparente. Exactement comme quand j'avais souhaité rentrer dans le monde de ceux que j'inventais; il me semble que Julie Shelley m'avait vu. Je la voyais épier derrière moi, ça me faisait drôlement rire que personne d'autre ne me voyes. Quand je suis revenue ici, dans mon monde, Julie avait crié. Et comme pour suivre le fil de l'histoire, elle s'est retrouvé dans le même hôpital que Lucien. J'ai écrit leur destinée à tous, mais à tous elle est variable. Si un jour leur charisme surpasse ma plume et ma conscience, je me verrais emportée vers des rivages que je n'avais soupçonnés.
Ma joue me brûlait. Morgan gardait un air presque ennuyé devant les yeux de l'inspecteur, deux toiles d'araignées vermeilles. Même la lune devenait rousse; Barque s'assit avec fracas sur son bureau, hors de lui, il obligea Morgan à se plier en deux pour s'assoir tant bien que mal sur la chaise en face de lui. Barque criait et soudain, je m'aperçus que c'était un rêve. J'étais bel et bien seule dans la pièce. Mes désirs se veulent tellement être réalités que ce genre de délicieuses hallucinations se produisent très souvent. Si fréquemment que je doutais à chaque instant de ma vie si ce que je vivais était rêve ou réalité. Mais j'appris vite à reconnaître les deux: ce qui était beau n'appartenait systématiquement pas au vrai; ce qui était laid l'était. En moi, j'avais scindé en deux le Beau et le Laid en deux mots: Rêve et Réalité.
Enfin, me revoilà donc perdue dans le bureau de Barque, alone in the dark.
§
Julie Shelley était sortie de l'hôpital Saint Clair. Elle se souvenait du serment. Il fallait qu'elle les retrouve, tous. Ensemble, ils réaliseraient ce qu'ils avaient toujours voulu réussir.
§
Bleue et Klaus dormaient encore. Ils se souvenaient du serment. Ils fallaient qu'ils les trouvent, tous. Ensemble, ils réaliseraient ce que Lucien avaient toujours voulu réussir.
§