Bleue parlait avec Klaus. Ils attendaient. Quelque chose qui n'allait pas tarder à débarquer. Bleue fumait. Sa langue se déliait, et Klaus pour une fois semblait écouter. C'est étrange comme ces stimulants naturels peuvent nous rendre la vie meilleure.
-Tu te souviens de ta mère? demandait Klaus.
-Oui.
Le silence qui s'ensuivit ne les gênait pas. Chacun respectait le temps de pensées de l'autre.
-Surtout d'un jour, poursuivit Bleue. J'écrivais sur mon lit. Et puis elle est entrée dans ma chambre... C'était très...traumatisant comme scène, si tu veux tout savoir. Je devais avoir 16 ans.
Klaus rit un peu. Bleue s'interrompit.
-Pourquoi ris-tu?
-Parce que tu parles de tes 16 ans comme s'ils remontaient à bien plus qu'il y a seulement deux ans.
Le silence, à nouveau. Chacun se plonge dans ses pensées.
-Qu'est-ce qu'ils t'ont fait tout de même en te laissant seule...C'est à vomir. Tuer Lucien...pendant que le connard de pdg qui fait bosser les chinoises de 7 à 77 ans pour vendre des chaussures est toujours en vie. Il a même le droit au caviar et à la limousine.
Bleue rit à son tour. Sa voix n'est même plus rouillée par le chagrin; elle est devenue fluide et vacancière comme auparavant.
Elle continue.
-Elle est donc entrée. Avec ses talons. Ces talons qui me donnaient tellement envie quand j'étais petite! Il faisait clac clac, je les essayais devant le miroir, juste pour rire. Maintenant j'ai envie de cracher dessus
...
MAMAN, cigarette à la main: Qu'est-ce que tu fais, Bleue?
BLEUE, stylo entre deux doigts: J'écris un livre, maman.
MAMAN: Et je peux savoir pourquoi?
Bleue pose son stylo et s'arrête. Elle plisse ses lèvres dans une attitude calme, comme si elle se disposait à expliquer les évidences de la vie à une enfant. Elle la regarde.
BLEUE, doucement: Mais c'est parce que j'en ai envie. Parce que je vis. Je ne suis plus dans ton ventre, maman. Et toi, pourquoi tu vis?
La mère ricane; les rides que son far à joue a tenté de dissimuler apparaissent au coin de ses lèvres.
MAMAN, toujours fumant: Tu es consciente, ma chère fille, que tu as en toi tous les clichés de la jeunesse moderne? Tendances gauchistes, stupides réflexions dignes des pires relativistes...tu écoutes même du reggae pendant que tu fais tous tes devoirs, ah tes devoirs, c'est si important pour vous l'école, Simone de Beauvoir!... Regarde toi, tu lis Sartre en dédaignant une religion que tu n'as même pas essayé de comprendre! (Elle s'arrête et sa voix devient triste). Je ne pensais pas que tu allais avoir une crise toi aussi, tu étais différente des autres. Et tu étais si mignonne quand tu étais petite. Tu m'as déçue, Bleue, ma fille.
BLEUE, avec un vague sourire: Il y a des déceptions qui honorent celui qui les inspirent...
MAMAN, furieuse:Même tout ce que tu dis, on dirait que ce sont ces livres qui te le font recracher! Tu n'es plus ma fille. Tu es, tu fais, tu dis tout ce que tes bouquins t'ont fourré dans la tête. Ils t'ont bouffé, toi, en même temps que ta vie.
Elle rit un moment. Bleue est silencieuse.
MAMAN, écrasant un mégot sur les feuilles gribouillées: Et le pire, je crois que c'est le fait que tu penses que tes théories sont toutes neuves, sorties de toi et de tes amis qui préfèrent manifester pour les petits Africains pendant que leurs parents se meurent loin d'eux. Des sales égoïstes qui ne savant pas vivre, qui pourrissent les vrais valeurs, et délaissent leurs familles au nom de la rébellion. Oh, et aussi, ma fille, ce délire sur la liberté sexuelle... Scandaleux. «Le sexe est un autre nous que nous ne pouvons freiner, juste à peine conseiller...». Si tu ne crois qu'Anouilh, ton Jean-Paul, tes hippies ne l'ont pas dit bien avant toi, tu te trompes tellement que je restes persuadée que tu es encore un bébé. Une vraie gamine. Bien naïve. Elle rit encore, tristement. Tu étais si jolie, en plus. Regarde comme tu n'es absolument pas libre: même tes yeux rouges de hier soir, ils sont les témoins que tes actes te sont dictés. C'est pas Jean-Paul qui serait content, hein?
Tu n'aurais jamais fumé si tu n'avais pas vu tous ces héros, ces icônes, avant toi le faire.
Tu es condamnée maintenant à finir comme tous ceux-là, les gauchistes qui trônent la poésie comme supérieure à l'argent. (Elle sort une liasse de billets de sa poche et lèche le coin d'un d'entre eux avec le bout de sa langue.) L'argent. Tu diras ce que tu veux, l'argent fait le bonheur. Même tes anarchistes vendent des pins et des tee-shirts dans les magasins. Même les poèmes s'achètent.
(Elle pose sa cigarette et regarde sa fille.)
BLEUE, souriante: Toi aussi, tu es un cliché, maman. De la jeunesse ratée, de l'adulte vengeur qui voue un culte à la réalité. Et qui, par acquis de conscience, fume des cigarettes plutôt que des joints, en faisant la «morale de la réalité» à sa fille aux cheveux teintés. (Elle se met elle-aussi à ricaner.)
Inutile que je m'enflamme, n'est-ce pas? La passion, c'est réservé aux garçons, uniquement, pas vrai maman? Tiens féministe aussi, me diras-tu!! Oui je porte des mini-jupes! (Elle a une lueur un peu folle dans les yeux).
Oui, nous sommes des clichés maman! Des clichés qui se dénoncent! Parce qu'on ne comprend pas la vie, on la vit. Je ne suis pas là pour me comprendre mais pour m'écouter. Je ne suis pas là pour me classer quelque part. On ne peut même pas me qualifier. Du moins on ne devrait pas. J'appartiens à tout le monde, j'appartiens à personne. Je ne suis ni totalement libre ni totalement lubrique. Je transforme ces notions et je les applique à moi. Je ne suis pas libre comme les autres, je suis libre comme moi seule le suis et peut l'être. Je me rattache à ce qui me déplaît le moins, et vote pour ce qui diffère le moins de mes idéaux.
Et tu sais, que si je ne vote pas, c'est la fin de ma démocratie?
MAMAN, chuchotant: La démocratie a toujours été une valeur qu'on défendait pour couvrir nos extrémités. Ou ceux qui la prônent encore aujourd'hui sont ceux qui n'ont pas le courage ni l'envergure d'aller plus loin. La démocratie c'est dépassé. Hugo avait du courage, toi non. Tu ne changeras rien si tu te contente de la défendre. Elle est devenue évidente. Tu manques d'originalité.
BLEUE, ironique: Quoi de plus normal pour un cliché?
Trois claquements. La gifle, la porte, les talons.

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posted the 01/01/2007 at 11:45 PM by
asukaaa
continue stp i will always love you
I will always love you