J'ai perdu ma force et ma vie
Et mes amis et ma gaieté;
J'ai perdu jusqu'à la fierté
Qui faisait croire à mon génie.
Quand j'ai connu la Vérité,
J'ai cru que c'était une amie;
Quand je l'ai comprise et sentie,
J'en étais déjà dégoûté.
Et pourtant elle est éternelle,
Et ceux qui se sont passés d'elle
Ici-bas ont tout ignoré.
Dieu parle, il faut qu'on lui réponde.
Le seul bien qui me reste au monde
Est d'avoir quelquefois pleuré.
Alfred de Musset.
-Bonjour, Mlle Blood, dit l'inspecteur divisionnaire Barque.
-Bonjour.
Les volets étaient clôs. On ne voyait pas l'ordinaire coucher de soleil qui acccompagnait mes visites chez le commissaire. Je m'assis sans permission. Son bureau et ses rituels maniérés m'étaient familiers. Mes yeux restaient rivés sur mes genoux. Je sentais les deux yeux glacés de Barque me parcourir, stylo à la bouche, mains croisées sous le menton, regard suspicieux. Je connaissais l'inspecteur par coeur. Une telle tension m'étonnait cependant, inhabituelle à ce bureau où j'avait passé tant d'heures, tant de temps.
Le silence tendu soudain se rompit: une sonnerie iréelle et mécanique retentit trois fois.
Triiiiiing.
Barque fixait à présent mes yeux levés. Une gravité intense se lisait sur son visage. Pas un frémissement.
Triiiiiing.
Mon coeur résonnait; Barque ni ne cillait ni n'esquissait un mouvement pour attraper le téléphone. En mon for intérieur, je le suppliais: je ne supporterais pas la sonnerie suivante. Elle me glaçait le sang. Des ongles crissants sur un tableau.
Triiiiiing.
Mon coeur parût faillir. Barque décrocha. Sa voix résonna, sourde et métallique. Il me semblait n'avoir oser respirer.
-Oui allô.
J'entendais comme dans une cathédrale fermée. Son visage renfermait la même gravité tout au long du bref entretien.
Au fond de moi:
Barque laconique! Cet homme m'épatera de jour en jour; il avait beau jouer tantôt le lanceur de vannes, tantôt le bavard compatissant, aujourd'hui, l'inspecteur interprétait le rôle de l'homme grave.
Et c'était de loin celui qu'il jouait le mieux.
L'obscurité naissante et l'acteur en face de moi m'effrayaient. Je ne sais pourquoi. Je n'écoutais que mon ressenti.
-Merci. Au revoir, dit-il au combiné.
Deux formules de politesse que je n'aurais su prendre comme telles tant le ton et le timbre de la voix qui les prononçait étaient froids. Les mots eux-mêmes semblaient gémir sous le crissement de sa voix. Soudain, le double faisceau de son regard inquisiteur se recentra sur mes pupilles. Je déglutis, songeant à ce qu'il devait voir d'honteux et dégoûtant s'il parvenait à percevoir à travers moi. Il me donnait l'impression de percer corps, chair et âme pour lire en mon cerveau comme dans un livre ouvert.
C'était sulfureux.
-Mlle Blood, vous resterez ici (ce futur d'obligation me convainct rapidement de ne pas désobéir). Vous ne bougez pas.
Il se leva alors comme se lève les spectres qui n'ont pas de chaînes. Nul bruit, à peine un frémissement. Il ouvrit la porte et sortit comme un courant d'air.
...
Me voilà face à une chaise innocupée. Seule. Je me levai pour ouvrir les volets et laisser entrer une nuit à peine naissante.
Le bureau perdait de sa magnificience sans son propriétaire; son absence se faisait déjà fortement ressentir. Je pianotais nerveusement sur mes genoux, les lèvres pincées: moi aussi, je connaissais mes attitudes dans ce bureau par coeur. Enfermée entre quatres murs je n'étais jamais la même. Des bibliothèques m'entouraient; son bureau poli était recouvert de piles de dossiers noirs et blancs.
Soudain, cette pièce exiguë m'apparut comme une cachette aux milles trésors enfouis: autour de moi, tous ces ouvrages impeccablement rangés; en face ces pages dont certains mots peut-être me concernaient...
Le sentiment grandissait, au fond de moi.
Il est de notoriété publique que dans les livres, les personnages principaux sont toujours curieux et très courageux. Et dans les livres, la curiosité est le sentiment vainqueur, presque à chaque fois. Celui-ci ne fait pas exeption.
Me voici déjà levée vers la bibliothèque, mais les volumes reliés de cuir rouge sont étonnement lourds: lorsque mes mains fébriles parvinrent à se saisir d'en exemplaire, ce que je vis m'horrifia. Toutes les pages étaient vierges. Blanches, immaculées comme un mur d'hôpital. Ce vide intense me donnait la nausée: il est terrifiant de voir un livre sans mots, c'est une déception bien pire encore qu'ouvrir un coffre à trésor après moultes peines et moultes vicissitudes pour finalement s'apercevoir d'un vide affolant. Un livre inviolé par l'encre qui le fait vivre est tel une mélodie sans note: c'est invivable, imbuvable. Afin de me débarasser de cette détestable sensation qui a bercé ma vie, je dirigeais mon attention vers les dossiers dispersés sur la surface polie du bureau. Barque avait laissé l'un deux plus en avant; il semblait être le dernier qu'il eût consulté. Je me l'imaginais un instant comme j'aime à imaginer pendant un instant, sa tête dans ses mains, secouant fiévreusement les pages à la recherche d'une infime parcelle d'information qui aurait échappé à ses yeux rougis et exorbités par les lectures successives.
Bingo.
Il n'existe pas de hasard dans les romans, tout est prévu à l'avance. Les écrivains existentialistes sont les plus gros paradoxe littéraires jamais rencontré.
Le dossier entre mes mains était, ô surprise, rien d'autre qu'une biographie plus ou moins fidèle de mon Dorian Gray, mon ange et surtout ma passion, Morgan, source de tous mes pleurs, de toutes mes pages, de tous mes mots. C'est cette admiration intense qui lie chacun des mots entre eux.
Me voici alors lisant sa vie démystifiée, dénudée de toute sa poésie et de ce qu'elle avait d'un peu irrationel.
Ecrit en lettres dures et capitales: