En été, les réseaux sociaux rassemblent tous les cultes du moi. Qui d'y poster son selfie sur la plage de Paloma, qui sa géo-localisation à Oxford Circus et qui son panorama familial devant la Grande Muraille. La critique, en face, déplore la stérilité de ces échanges égocentrés. Elle soupire devant ces parades exhibitionnistes. Que l'égocentrisme soit synonyme de stérilité n'est pourtant pas donné: de Montaigne à Proust, c'est bien par des omnubilés du moi qu'ont été produites les oeuvres les plus universelles. Ce n'est donc pas de la montée des exhibitions qu'il faut s'alarmer, mais bien plutôt de la monotonie de ces exhibitions. Le moi, à l'ère de sa reproductibilité technique, est-il condamné au mimétisme?

Contre l'opinion courante qui condamne le réseau social pour incitation au narcissisme, rappelons qu'un outil n'est jamais ni dangereux ni stérile en lui-même: seul compte l'usage qu'on en fait. En dépit de tout les tort qu'on leur impute, les réseaux sociaux demeurent des réservoirs d'idées insoupçonnés, d'incomparables outils à même de servir cette nouvelle intelligence qui est celle de l'hypertexte. Plutôt que de condamner Facebook, Twitter et autres Instagram dans un énième bâillement réactionnaire, intéressons-nous donc plutôt à leur usage ; le sentiment de stérilité inspiré par la toile sociale ne proviendrait-il pas moins des réseaux en eux-même que de l'utilisation homologue que certains de ses utilisateurs en font? Et si, pour le dire autrement, la limite de nos boites à avatars résidait moins dans cette «culture du narcissisme» (voire Christopher Lasch) qu'à la tendance de cette culture à, paradoxalement, dé-singulariser le moi, à parler de soi comme d'un autre?

Dans l'usage courant des réseaux, «je» parle souvent moins de moi que d'un certain soi, conforme et borné. Narcisse n'a plus de visage mais s'obstine pourtant, aux côtés de millions d'autres Narcisses défigurés, à adresser des oeillades à son reflet. Pulvérisant sur la toiles des selfies muets accompagnés de géo-localisations minimales, le moi devient celui de n'importe qui. Il se change en un soi générique: en un soi vidé. Dans le monde globalisé du tourisme likable, il ne s'agit plus tant de communiquer pour (se) découvrir que pour se couvrir. Des pelées de pixels identiques nous servent à boucher nos expériences singulières. Et le vacancier, homogénéisant sa représentation, d'unifier du même coup ses perceptions, ramenant l'exotique du voyage au familier des clichés touristiques.

Aucun moi n'est pourtant voué à devenir un un objet générique et reproductible. Les vacances ne sont pas condamnées à être celles d'un troupeau de siamois dans un paradis de cartes digitales. Pourquoi faudrait-il, à coups de clichés balnéaires baignant dans la fatigue des choses comprises, toujours ramener l'inconnu au connu?

«Je crois que tout homme doit avoir sur toute chose sur laquelle il est possible de se faire une opinion, écrivait Nietzsche dans Humain trop humain, une opinion propre, parce que lui-même est une chose spéciale, n'existant qu'une fois et qui occupe par rapport à toutes les autres choses une situation nouvelle, laquelle n'a jamais existé»: n'importe quelle vacance, traversée par cette «chose spéciale» qu'est l'homme, s'avère en ce sens être une «situation nouvelle», une expérience singulière digne d'être racontée et partagée. Dans ce monde des combinaisons illimités qu'est le monde virtuel, quittons donc la facilité des images identiques, ces simulacres de souvenirs produits à la chaîne. Au moi de copie, préférons l'original.