Il est presque là. Oculus Rift, le très médiatique casque de jeu vidéo à 360°, cofinancé sur la plate-forme collaborative Kickstarter en 2012 et racheté par Facebook pour 2 milliards d’euros en 2014, a lancé mercredi 6 janvier les pré-commandes, pour une première livraison de la version finale attendue en mars ou avril. De nombreux investisseurs le voient déjà comme la prochaine révolution technologique depuis l’iPad. Mais l’emblématique casque de réalité virtuelle pourrait se cogner au mur de la réalité.
Un prix de lancement élitiste
Ces deux dernières années, les observateurs avaient bon espoir de voir le casque commercialisé à un prix plus proche d’une console actuelle, soit 400 dollars ou euros, à plus forte raison depuis le rachat d’Oculus VR par Facebook. « Ils peuvent baisser le prix, cela a du sens car ils ont beaucoup d’argent à se faire sur les applications », analysait en juin 2014 Dean Takahashi, journaliste de VentureBeat très introduit dans la Silicon Valley. Il y a encore quatre mois, Palmer Luckey, le président d’Oculus, évoquait lui-même « un prix aux alentours de 350 dollars, probablement un peu plus ».
C’est la première douche froide pour ceux qui faisaient déjà de la réalité virtuelle la tendance majeure de 2016 : à 599 dollars (hors taxes) le casque aux Etats-Unis, et même 699 euros hors frais de port en Europe, Oculus Rift s’adresse à une niche de passionnés aisés, en tout cas dans un premier temps, ce qui lui a valu des critiques amères. D’autant que contrairement à une tablette ou une console classique, l’appareil n’est pas autonome : pour fonctionner, il lui faut s’appuyer sur un puissant PC. Le casque nécessite en effet un processeur quatre cœurs, de type Intel i5-4590, à 200 €. Et le prix des cartes graphiques recommandées par Oculus débute à 250 € pour une Radeon R9 290 (AMD) et à 350 € pour une GeForce GTX 970 (Nvidia). En tout, la facture pour un ordinateur configuré sur mesure s’élève à 999 dollars l’unité, quand une PlayStation 4 coûte presque trois fois moins cher.
Un petit gâteau à se partager à deux
Oculus a beau appartenir à Facebook, il ne jouit pas de la situation de quasi-monopole du réseau social de Mark Zuckerberg. Face à lui, une flopée de casques de réalité virtuelle concurrents, dont deux au potentiel commercial important, le Vive de HTC et Valve, à la technologie plus innovante, et surtout le PlayStation VR de Sony, qui se pose comme l’alternative la plus grand public.
Ces trois machines sont amenées à se partager le marché, mais de manière inégale. D’un côté, l’Oculus Rift et le Vive sont en face à face direct sur le segment des joueurs PC, qui est moins important qu’on ne le croit généralement. Selon les chiffres de Nvidia, 13 millions d’ordinateurs dans le monde seraient aujourd’hui suffisamment puissants pour les casques de réalité virtuelle, « qui nécessitent des ressources graphiques jusqu’à sept fois supérieures à celles d’un PC moyen », précise le constructeur de cartes graphiques. Or en face, c’est une base installée de pas moins de 35 millions de PlayStation 4 qui attend l’alternative de Sony, selon les derniers chiffres du constructeur.
13 millions pour deux d’un côté, 35 millions pour un de l’autre : l’équation n’est pas en faveur d’Oculus (ni de HTC et Valve). Et si les ordinateurs compatibles sont naturellement amenés à se démocratiser avec la baisse de prix (Nvidia espère atteindre un parc installé de 100 millions en 2020), il en va de même de la PlayStation 4. La console de Sony, qui s’écoule en moyenne à 1,4 million d’exemplaires par mois depuis son lancement, est encore dans les clous pour finir près des records de vente de la PlayStation 2, le tout sans aucun concurrent frontal à son casque.
Une capacité de production à prouver
Comment survivre dans un environnement aussi concurrentiel, quand il s’agit de son premier périphérique de jeu ? Valve, géant américain de la distribution dématérialisée, a eu le bon sens de s’associer avec HTC, un constructeur de smartphones qui lui apporte à la fois le savoir-faire en matière de design et de fabrication à grande échelle, mais aussi un réseau de points de vente avec lequel le contact est déjà noué. Mais pour l’instant, Oculus VR ne dispose que de sa propre boutique en ligne, faute d’accords avec des distributeurs.
« Avoir un seul point de vente face à un important réseau de distribution, c’est bien sûr un désavantage, ne serait-ce qu’en termes d’exposition, pointe Richard Brunois, directeur de communication de PlayStation France. Mais peut-être ont-ils peu d’exemplaires et cherchent juste à tester le marché. Ça ne dénote pas une volonté de l’inonder, en tout cas. »
A terme, Oculus Rift devait également être disponible dans « certains points de vente sélectionnés » en avril, mais la société, interrogée par Le Monde, laisse entendre qu’aucun accord n’a pour l’instant été finalisé. L’ancienne start-up, vieille de quatre ans tout juste et qui n’a toujours pas commercialisé un seul produit fini, douterait-elle de sa capacité à alimenter correctement le marché ? Pour Thomas Grellier, ancien de l’industrie aujourd’hui enseignant universitaire en marketing et consultant spécialisé en jeux vidéo, la question est posée.
Si Nintendo, Microsoft et Sony ont connu des ruptures de stocks sur leurs derniers lancements mondiaux, ce n’est pas un hasard : il n’y a pas d’appareil de production capable de fabriquer 15 millions de machines dès la première année. Le problème est qu’on ignore tout de l’appareil de production d’Oculus. Combien sont-ils capables d’en produire ? Quel est taux de rebut, sur un produit aussi sensible ? Et quelle sera la fiabilité des casques, leur taux de panne ? On n’en sait rien. Ce lancement, c’est aussi un test pour eux.
A cet égard, les récents articles faisant état d’une rupture de stock fulgurante sur la première livrée de casques peuvent aussi bien être interprétés comme le signe d’une demande très élevée, ou l’indice d’une capacité de production trop limitée. La société, qui n’a jamais produit plus de 40 000 pièces d’un même hardware, évoque un premier objectif commercial de quelques centaines de milliers d’exemplaires seulement pour la première année de commercialisation de l’Oculus Rift. « C’est minuscule, ils savent qu’ils ne pourront pas délivrer davantage, donc c’est plutôt malin de mettre un prix qui cible spécifiquement les early adopters », analyse Cédric Lagarrigue, président de l’éditeur français Focus Home Interactive, qui ne prévoit d’alimenter en casque en jeux qu’à partir de 2017 ou 2018.
Un réseau commercial immature
Pour aller au-delà des geeks technophiles, Oculus devra donc produire à plus grande échelle, mais aussi développer un réseau commercial mondial. La jeune société en est loin : elle ne dispose pas d’antennes de distribution nationales, ni même continentales. « Oculus n’a pas de bureau européen », confirme-t-elle pudiquement au Monde. Des bureaux locaux sont pourtant essentiels dans la démocratisation d’un produit, puisque ce sont eux qui nouent des liens avec les grandes enseignes (FNAC, Carrefour, Micromania, etc.), et pilotent la communication sur les médias nationaux (publicités télévisées, placement produit auprès des youtubeurs locaux, etc.).
Ne pas avoir de bureau européen à ce stade, c’est inquiétant, corrobore Thomas Grellier. Cela ne veut pas dire que c’est trop tard, s’ils commencent à créer des filiales de distribution [en charge d’ouverture de comptes auprès des grandes enseignes] dès demain, ils peuvent arriver dans les magasins pour novembre. Mais ils ne sont pas en avance.
Or le succès – ou l’échec – d’Oculus sera avant tout une affaire de timing. Selon le Wall Street Journal, Nintendo prévoit également la commercialisation en 2016 de sa nouvelle console, nom de code « NX ». Pionnier de cette nouvelle génération de casques de réalité virtuelle, l’Oculus Rift s’expose au risque de perdre la main sur le calendrier médiatique, et de voir le Vive et le PlayStation VR arriver en boutique et toucher le grand public avant lui.