Que ceux qui s'inquiètent à la seule vue du titre du contenu de cet article se rassurent ; je ne suis pas un anti-poche primaire. A vrai dire, le racisme dont sont victimes les poches depuis quelques années me débecte, me désespère, m'exaspère. Car oui, l'on peut parler d'une véritable pochophobie menée de main de maître par les puissants de ce pays décadent ; une pochophobie qui touche toute une communauté déjà stygmatisée par le labeur qu'elle endure dans l'accomplissement de sa tâche ô combien difficile, celle de porter des objets. Je vous propose pour témoigner de cet état de fait alarmant un extrait du Journal d'Anne Levi's, une poche décédée récemment dans des conditions tellement dégueulasses que je préfère ne pas vous les décrire.
Anne Levi's est une poche née en 2001 sur un jean de la marque éponyme (les poches portant toujours le nom de la marque du vêtement auquel elles sont accolées).
Son début d'existence s'avère tranquille, pour ne pas dire plat ; de fait Anne ne contient rien tant que son jean porteur balotte, accroché inconfortablement à un cintre dans un rayon du H&M de Nancy.
Le 21 juillet 2001, la vie paisible d'Anne bascule. Son jean est acheté à 10h46 par Julien Poincard, 17 ans. Voici en exclusivité le récit d'Anne.
Jour 1
Ca y est, je sens que ma vie démarre, prend un tournant ; c'est vertigineux. Je suis folle d'excitation ; j'espère que mon maître saura me traiter décemment. Je sens sa main s'enfiler en moi ; je sens mon ouverture se dilater ; je vois enfin la lumière. Las ! les rayons du soleil sont aussitôt occultés par la main de Julien. Qu'à cela ne tienne, mon aventure ne fait que débuter et je sens que je vais enfin connaître le bonheur et l'épanouissement après la morosité de mon enfance. Je suis enfin adulte [...]
Jour 2
C'est le matin ; j'espère que Julien va bientôt enfiler son jean. Je suis réveillée depuis deux bonnes heures déjà ; j'halète d'impatience. Avec quoi va-t-il me remplir aujourd'hui ?
Enfin, je sens que mon support glisse le long de ses jambes ; la main de Julien s'agrippe à mon ouverture pour faciliter l'ascension du jean le long de ses cuisses.
Que va t'il enfiler en moi pour commencer ? Sa main d'abord, histoire de me détendre un peu après avoir passé la nuit roulée en boule ; les gens n'ont pas idée des souffrances qu'ils font subir à leurs poches quand ils oublient de replier leurs pantalons. Maintenant je suis totalement ouverte à toute pénétration d'objet. Mais qu'est-ce que c'est que cet engin ? Mon Dieu, son téléphone ! J'espère que celui-ci ne se mettra pas à vibrer. Les humains ne supporteraient pas qu'on leur mette un marteau-piqueur dans le crâne ; pourquoi devrais-je supporter un vibreur ?
En plus si ça se trouve, il a déjà enfoncé dans ma voisine de jean, la poche de gauche, tous les objets que j'espérais recevoir : monnaie, billets etc. J'ai peur de voir mes plus beaux rêves se briser [...]
Jour 3
Après qu'hier soir Julien ait jeté son jean dans la corbeille à linge, je m'attends à connaître ma première expérience du mythique trio lavage / séchage / repassage. Je voudrais bien prévenir Julien qu'il a oublié sa carte d'identité chez moi, et aussi que j'aimerais qu'à l'avenir il prenne plus soin de son pantalon quand il le met au sale ; en l'état actuel des choses je suis froissée et coincée sur moi-même. En plus la carte d'identité est rigide ; elle écarte mes parois. Ca fait mal.
Je sens que l'on m'emporte, sûrement vers la ville balnéaire de Whirlpool. J'entends un bruit de moteur qui démarre ; il fait complètement sombre ici ; on n'y voit goutte. Par contre je sens de l'eau affluer à travers mes parois, s'écraser violemment en mon fond puis ressortir aussitôt ; c'est un mouvement qui doit survenir 3 fois par seconde et avec une violence inouïe. Pis encore, j'ail l'impression que l'endroit où je me trouve est en mouvement ; je me cogne partout. Je viens d'ailleurs de rencontrer la poche d'une chemise ; elle dit s'appeler Caroline Lacoste. Nous sommes toutes dans la même galère. J'ai perdu la carte d'identité depuis un moment déjà.
Enfin on me sort de cet enfer. Mais pour quelle destination ? Je suis trempée ; j'aimerais bien qu'on me sèche. Me voilà à nouveau dans un lieu exigu et sombre qui ressemble à celui d'où je sors. Une nouvelle fois tous les mécanismes se mettent en branle ; je tourne dans tous les sens. J'ai envie de vomir mais je pense que je tiendrai. Après une heure environ, qui m'a semblé une éternité, je sors. Je suis sèche, éreintée mais indemne. Finalement c'était même assez drôle ; je suis impatiente de revivre ça.
On me pose maintenant sur ce qui semble être une table. Ce doit être le moment du repassage ; on m'a dit que c'était le pire. On ne m'a pas menti. Je sens s'approcher de moi par le dessus quelque chose de très chaud ; l'objet semble contenir de l'eau bouillante. Le fer s'applique sur moi; ça me brûle. Je suis écrasée entre la table et le fer; c'est insupportable; je pense que je n'en réchapperai pas. Un passage, puis un second; je prie pour ne pas en connaître de troisième. Il semblerait que je sois tirée d'affaire pour le moment. Pour compenser la torture que je viens de connaître, on replie mon jean pour la première fois bien soigneusement[...]
Jour 127
Le temps a passé. Je sens que je ne vais plus tenir longtemps. Trop de souffrances. Trop de lavages, trop de séchages, trop de repassages. Trop de cartes oubliées, trop de mouchoirs usagés, trop de jean pas replié.
Pendant mon existence qui ne s'est finalement pas avérée aussi joyeuse que je l'expectais, j'ai vu passer toutes sortes d'objets : des préservatifs quand Julien s'est casé, des mouchoirs morveux quand il s'est fait larguer. Des billets quand il était riche, des pièces de cinq centimes quand il était dans la dèche. Des paquets de cigarettes dont certaines s'échappaient, puis se pliaient, se déchiraient et laissaient échapper leur contenu au fond de moi. Des morceaux de shit encore chauds de leur utilisation toute récente. Un téléphone aux vibrations insupportables, à la sonnerie assourdissante. Mais ce qui m'a tué, ce sont les clés. Tous les jours, trois clés aiguisées sont venues m'agresser de leurs crans acérés, me trouant sans relâche.
Aujourd'hui je suis au bout du rouleau. Je suis tellement trouée qu'il fait tout le temps jour en moi ; je ne peux plus dormir. Vraiment, je ne peux plus vivre ; je pense que je vais me laisser mourir. Cette nuit sera la dernière.
Vraiment, poche, c'est pas une vie.
Un récit accablant. Je ne crois pas avoir besoin de rajouter quoi que ce soit ; vous aurez vous-même tiré les conclusions qui s'imposent.
(L'auteur tient à remercier Zaio qui lui a fourni cette idée alors qu'il ne savait absolument pas quoi écrire ce soir.)

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posted the 10/13/2005 at 10:00 PM by
franz
( enlève son portable de sa poche )