Ceci est une reprise d’un article que j’ai rédigé pour le site Acrimed (Action Critique Médias). Ici, je l’ai agrémenté de passages plus personnels. Lien vers l’article sur le site d'Acrimed
A Nancy, notre journal c’est l’Est Républicain. Et hier, l’Est Républicain fêtait ses 120 ans. Joie. Il est rare que les journaux fêtent leur anniversaire sans marquer le coup avec une série d’articles rappelant leur génie. Pour l’Est Républicain, ces 120 ans d’existence devaient donc être l’occasion pour l’actuelle rédaction de s’auto-congratuler et de rappeler que l’Est Républicain est un superbe journal. Dans un éditorial, Rémi Godeau, rédacteur en chef, explique ainsi que lors de la naissance de l’Est, « les Nancéiens pouvaient lire pas moins de cinq quotidiens. C’était il y a 120 ans ! Qui aurait pu croire alors que le sixième, L’Est Républicain, passerait deux siècles et se hisserait au rang de grand quotidien de la presse régionale ? »
En effet, aujourd’hui, les choses ont bien changé. Ainsi, 120 ans après la création du journal, les Nancéiens peuvent lire pas moins de un seul quotidien : l’Est Républicain. Grâce à un phénomène de concentrations touchant toute la presse quotidienne régionale française, le journal a avalé la concurrence, et tout ce joli monde s’est assemblé dans le groupe Est-Bourgogne-Rhône-Alpes (EBRA), qui détient presque toute la presse de l’Est de la France [1]. Et ce n’est pas le Républicain Lorrain (quasi-monopole à Metz), vendu dans quelques bureaux de presse de Nancy, qui lui fera de l’ombre : non seulement les deux sont aussi médiocres l’un que l’autre, mais en plus le Républicain Lorrain appartient au Crédit Mutuel… qui détient le groupe EBRA. Le Républicain Lorrain devrait d’ailleurs intégrer EBRA, histoire que le tableau soit complet. Même si, au sein des rédactions nancéiennes des deux journaux, un esprit de concurrence flotte encore, leur contenu est généralement très proche.
Un édito anniversaire est généralement l’occasion pour le rédacteur en chef d’un journal de rappeler son attachement à la démocratie, l’indépendance, toutes ces choses-là. Rémi Godeau ne déroge pas à la règle. Après avoir annoncé la préparation d’une nouvelle formule, il tient à rassurer le lecteur inquiet de trop grands changement : cette évolution se fera, pour l’Est, « sans rien abandonner de ses ambitions : rester un quotidien généraliste, régional et grand public ; un quotidien indépendant, qui défend les valeurs d’humanisme, de démocratie et de liberté ; un quotidien au service de ses lecteurs. »
Pour ce qui est de la défense de la démocratie, les preuves ne sont plus à faire : le groupe EBRA et l’Est Républicain sont, à n’en pas douter, ses plus fervents promoteurs. Grâce au rachat systématique de la concurrence, le pluralisme dans la région est pratiquement réduit à ce que l’Est Républicain consent chichement à favoriser.
En ce qui concerne l’indépendance, pas d’inquiétude à avoir, elle est garantie. Gageons que l’Est Républicain n’aurait aucun mal à enquêter sur ce qui se passe au Crédit Mutuel, surtout dans le contexte économique actuel. Quant à l’indépendance politique, elle est également assurée. Lors de la dernière édition du Livre sur la Place (salon littéraire de Nancy), à l’occasion d’un petit discours (car l’Est est partenaire de l’événement) Michel Vagner, journaliste assez important du quotidien, a veillé à remercier chaleureusement André Rossinot, maire de Nancy, lequel est ensuite allé bavarder très amicalement avec Michel Vagner sur son stand de dédicaces. Avec l’attachée de presse de la mairie et les députés locaux, c’est bises pour tout le monde et tutoiement généralisé, en plus de conversations tout à fait amicales, comment vas-tu, la petite famille, etc.
En dernière page, le journal nous soumet à un petit quiz dont l’objet est de nous prouver que son génie a toujours été éclatant. Il s’y vante ouvertement des soutiens politiques reçus à certaines époques. Ainsi se voit-on demander : « quel est le point commun entre Raymond Poincaré, André Maginot et Albert Lebrun ? ». Facile : ces trois personnalités politiques [2] ont été « à partir de 1911 actionnaires de l’Est Républicain, déjà soutenu à sa création par Jules Ferry […]» A l’Est, l’indépendance est donc congénitale.
Autre question : « Quelle exclusivité mondiale figurait à la Une de l’Est Républicain du 17 octobre 1946 ? » Réponse : le suicide de Goering. Que l’on se rassure, la tradition du scoop ne s’est pas perdue au cours des années. Ces derniers mois, l’Est Républicain nous a ainsi annoncé en Une que Nicolas Sarkozy et Carla Bruni s’étaient mariés… le 14 janvier (alors qu’ils se sont mariés le 2 février) et, mieux encore, la mort de Ben Laden ! Ca c’est du journalisme total.
Pour finir, le journal s’attarde en dernière page sur le cas d’un couple de retraités qui sont abonnés depuis quarante ans. Un article complet, intitulé « Fidèles parmi les fidèles », leur est consacré. Si l’on en croit l’auteure de l’article, « Christiane et René [3] ont écrit leur bonheur à l’ombre de l’encre des lignes du journal ». Je préfère partir plutôt que d’entendre ça plutôt que d’être sourd…
Mais le clou de l’article se trouve quelques phrases plus loin. En effet, Christiane et René, « actifs retraités, regardent peu la télévision. Pas de JT de 13h ni de 20h. D’ailleurs pas besoin ‘’puisqu’on lit les pages nationales et internationales dans le journal’’ ». Effectivement, ils ne doivent pas regarder le JT, car ils sauraient que ce n’est pas là qu’ils trouveront de l’information internationale. Mais croire qu’en lisant l’Est Républicain ils la connaîtront tout aussi bien relève du délire. A part ça, ils sont ravis de leur journal. « Christiane formule toutefois une petite critique : ‘’il faudrait mettre plus de pages détente. Avec des itinéraires de balades dans la région par exemple’’ ». Bah, tant qu’à faire, autant les mettre à la place de l’international !
Après 120 ans d’existence, il serait peut-être temps que le lecteur de l’Est Républicain jure, mais un peu tard, qu’on ne l’y reprendra plus.
[1]Le groupe EBRA, contrôlé par le Crédit Mutuel et les familles Lignac et Hersant, détient L'Est Républicain, Vosges-Matin, Les Dernières Nouvelles d'Alsace, Le Dauphiné libéré, Le Journal de la Haute-Marne, Le Bien Public, La Presse de Gray, La Presse de Vésoul, Le Journal de Saône-et-Loire et Le Progrès.
[2]Le premier fut président de la République de 1913 à 1920, le second député de Bar-Le-Duc (Meuse), le troisième président du conseil général de Meurthe-et-Moselle de 1906 à 1932 (avant de devenir président de la République).
[3] J’ai choisi de ne pas donner leur nom de famille.