Je ne sais pas ce qui s’est passé Jean ; je venais d’acheter des jonquilles. Je ne sais pas ce qui s’est passé — je venais simplement d’acheter des jonquilles.
Ma voiture, ma petite Clio jaune, enfin la nôtre — tu sais c’est celle qu’on a acheté il y a cinq ans —, elle est détruite ; détruite, comme la voiture de la famille que j’ai percutée ce matin. Je venais d’acheter des jonquilles et je rentrais chez moi, enfin chez nous — mais je ne sais pas ce qui s’est passé Jean, vraiment je ne sais pas.
J’ai repris mes esprits les jambes coincées sous mon volant, perdue dans la fumée — mes lunettes avaient valsé. En levant les yeux devant moi, une fois la poussière et les cendres retombées, je me suis rendue compte que j’étais encastrée dans une grosse voiture noire ; mais ses passagers n’étaient plus dedans ; à travers son pare-brise, je n’y ai vu personne. Derrière elle je crois avoir distingué une caravane. Je suis parvenue à remettre mes lunettes et à me détacher, mais je ne pouvais pas sortir. Un jeune homme, je ne sais pas d’où il sortait, est venu me parler. Je n’entendais pas ce qu’il disait — tu sais bien que je suis un peu sourde, alors avec le choc tu imagines —, avant de comprendre qu’il me demandait comment ça allait et qu’est-ce qui vous est arrivé madame ? Alors j’ai répondu que je venais d’acheter des jonquilles et que je ne savais pas ce qui s’était passé.
Le choc a eu lieu à environ 40 kilomètres/heure. Pour ma part j’ai une clavicule et une côte cassées et le sternum abîmé ; quant à ceux de l’autre voiture, une famille de quatre, le père a une côte cassée, la mère est contusionnée, le plus jeune fils aussi, et le plus âgé n’a rien. Tant mieux. Je ne voudrais pas avoir tué quelqu’un — je ne le supporterais pas.
Jean je sais ce que coûte la perte d’un être cher.
Je sais bien qu’à mon âge je ne devrais plus conduire, que ça n’est pas très raisonnable, toi-même tu me le dirais — mais je voulais juste acheter des jonquilles, ça devait me prendre dix minutes. En dix minutes on n’a pas le temps d’avoir un accident normalement. Si ? De toute façon, vu que notre Clio est cassée, je ne reconduirai pas. Et puis je pense qu’on m’a retiré le permis. Mais je ne sais pas ce qui m’est arrivé. A ce qu’on m’a dit la famille venait d’en face en tractant une caravane, et puis moi je me suis déportée sur la gauche sans raison et je les ai pris en pleine face — ou inversement. Mais Jean je ne me souviens pas de ça ; certainement j’ai du avoir une perte de conscience à ce moment-là. Je n’ai même pas freiné, paraît-il. A coup sûr, si je m’étais rendue compte de ce qui se passait, j’aurais fait quelque chose — et puis surtout j’aurais eu peur.
Qu’est-ce qui va m’arriver maintenant Jean ? Tu le sais toi ? J’ai peur de devoir dépenser plein d’argent — je sais que je suis en tort, mais avec ma petite retraite, tu comprends… Dis, à ton avis, est-ce que ma fin de vie ne pourra être que pauvre et misérable ? Elle l’était déjà un peu, mais je crois que je suis définitivement foutue — et à mon âge mes blessures ne guériront jamais plus vraiment. Est-ce que tu penses que je mourrai tranquille malgré tout ? Tu penses qu’ils m’en veulent beaucoup, dis, hein ? Et dis-moi Jean, est-ce que tu m’aimes encore malgré tout ?
Jean je te parle mais je suis seule dans cette chambre, tu me manques, et j’ai peur du peu de temps qu’il me reste à vivre.
Jean tu sais, je crois que j’aurais préféré y mourir, dans cet accident — à mon avis ça aurait été préférable.
Jean tu sais, si j'étais morte, je serais avec toi à cette heure-ci.

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posted the 04/12/2007 at 10:50 PM by
franz
j'adore continue, t'as écris tout ca juste après que t'as lu mon 2ièm commentaire ou quoi? si c'est le cas chapeau, très très bon