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Le 14 décembre 2009, Michel Chelmi se trimballe dans les rues de Charmes, chouette petite ville des Vosges à deux pas de Chamagne, où naquit Mme Ségolène Royal. Avec sa casquette en verlan et les paroles de travers, notre Michel veut un boulot mais partout où il va on le jette sans ménagement. Alors qu’il ausculte les façades à la recherche d’une idée quelconque, le voilà interpellé par une affiche : «
Ce soir, grand débat sur l’identité nationale avec la députée et secrétaire d’Etat à la famille Nadine Morano. »
Ni une ni deux, Michel a l’impression que l’on a organisé ce grand débat juste pour lui. L’identité nationale, c’est son hobby depuis quelques semaines. Il passe son temps à s’interroger : «
Tainpu mais tainpu de bordel de merde, mais c’est quoi être Français à la fin ? » J’aime autant vous dire que notre petit Chelmi a de la fumée qui sort des oreilles à force de réfléchir. C’est une vraie locomotive. Il lui arrive de s’oublier un long moment sous la douche, entièrement absorbé par ses pensées, et d’en ressortir avec les mains toutes fripées.
Alors là, ce soir, ce grand débat dans cette petite ville de Charmes avec cette grande personnalité qu’est Nadine Morano, ça met Michel sens dessus dessous.
Il passe la fin de l’après-midi à coucher sur le papier ses plus intimes agitations neuronales. Il veut se rendre utile le moment venu. Après tout, s’il trouve la réponse à cette foutue question,
keskecédonkêtre céfran ? peut-être qu’il permettra de clore le débat ouvert un peu plus d’un mois plus tôt. Peut-être qu’il libèrera la France de ces doutes, de ces démons qui la rongent de l’Intérieur et freinent sa compétitivité à l’échelle internationale dans le cadre d’une économie de marché mondialisée où l’immobilisme entraîne inévitablement un retard économique sévère. Peut-être qu’on le considèrera comme le Français qui a défini l’identité nationale française. Peut-être qu’on dira : l’identité française, c’est Michel. Peut-être qu’il sera porté aux nues — et le voilà qui s’imagine déjà caressant du bout des doigts quelques nymphes toutes mises à nu et à son service.
Alors le soir même, à 20h30, Michel se trouve parmi tout un tas d’autres personnes dans cette grande salle de la mairie où l’on va discuter de l’identité nationale. Il est fébrile. Il sue sous sa casquette à verlan. Nadine Morano est bien là, présente, resplendissante,
comme à son habitude (lien). La discussion s’emballe très vite. Un jeune homme évoque l'islam ; il se demande si cette religion, tout de même, est bien compatible avec les valeurs de la République française. Nadine Morano lui répond. Et après huit minutes d'un discours époustouflant de limpidité, elle prononce les mots qui vont changer la vie de Michel : «
On fait pas le procès d'un jeune musulman. C'est sa situation et moi je la respecte. Ce que je veux, c'est qu'il se sente français lorsqu'il est français ; ce que je veux, c'est qu'il aime la France lorsqu'il vit dans ce pays ; c’est qu’il trouve un travail ; c’est qu’il parle pas le verlan ; c'est qu’il mette pas sa casquette à l’envers ; c'est qu'il essaye de trouver un boulot ; c'est qu'on l'accompagne dans sa formation. C'est tout ça.»/i]
Quelque chose comme une lumière divine transperce la visière de la casquette à Michel et va se loger dans sa nuque. Un intense frisson lui parcourt l’épine dorsale. Il se sent empli d’un truc qu’il appellera plus tard, lorsqu’il se confiera à Mireille Dumas, [i]« la vérité vraie ».
La force de la démonstration livrée par Nadine Morano a claqué comme un commandement sans appel. Il est environ 22 heures ; à cette heure-ci Arte diffuse un film fabuleux intitulé
Une Femme sous influence (lien) mais là, pour le moment, à Charmes, charmante bourgade vosgienne charriant, comme toute ville de la région, son lot de déséquilibrés mentaux — tels l’écrivain
Maurice Barrès (lien) — Michel pourrait se voir qualifier de
Keum sous influence tellement il est bouleversé.
Des vertiges s’emparent de tout son être : et si l’exclusion dont il se sent parfois victime était due à cette maudite casquette et ce maudit verlan qu’il s’entête à porter et à parler ? D’un coup d’un seul, les peurs de ses contemporains à l’égard de lui-même et ses coreligionnaires lui apparaissent dans leur troublante légitimité. Quels sentiments pourraient susciter cette casquette et ce verlan, si ce n’est l’effroi, le rejet, voire le dégoût — certes poli, mais bon ? Aux yeux de Michel, la réalité se trouve toute clarifiée : il n’aura pas besoin de changer grand-chose pour réussir sa vie. Dès demain, sans casquette et sans verlan, il se rendra dans un supermarché cherchant du personnel, et il se proposera. Et ça marchera, il le sait.
Michel a-t-il eu une bonne intuition ? Les conseils de Nadine Morano seront-ils efficaces ? Les réponses à ces questions viendront dans la deuxième partie, bientôt.