Les vieux sont des gens étranges. Il obéissent à des règles de vie drastiques alors qu’ils n’ont plus rien à foutre ; c’est un peu comme si une nouvelle nature avait pris ses droits sur eux.
« RTL, il est 7 heures. »
Immuablement, chaque matin, le radioréveil posé sur une table de nuit trop bien ordonnée, entre un verre d’eau à moitié vidé et un sachet de Smecta, se déclenche et laisse s’élever la voix du type qui va faire le bilan quotidien du nombre de morts dans la bande de Gaza. C’est l’heure pour Pierre de se lever, non pas avec l’ami Ricoré, mais avec sa femme Gisèle, qui dort dans la pièce d’à côté, parce que sinon les ronflements, hein.
Débute une journée réglée comme une journée de vieux : le marché à 8 heures ; puis on rentre après avoir papoté avec la Ginette qui a mal la hanche ; on regarde les Z’Amours en se remémorant le temps du bonheur à l’ombre d’une Gisèle en fleur, puis Attention à la Marche pendant que l’autre prépare deux steaks et des Panzani ; ensuite on mange, en silence, tandis que Pernault ouvre son JT avec le sujet le plus important du monde, donc la neige dans le Lubéron ; puis on fait la sieste, jusque 17 heures, cette heure sonnant le top départ des Chiffres & des Lettres, laquelle est suivie assez vite par Questions pour un Champion et ses candidats toujours joyeux de repartir avec une encyclopédie sur les troncs de chêne ; vient alors le dîner, dans la salle à manger, puis on va au lit, chacun de son côté, sans se parler, mais en se disant que ça fait une journée de gagnée.
Pierre et Gisèle ont du mal à supporter leur vie de vieux. Il ne s’agit pas seulement du naufrage physique que cela représente, mais surtout de la vision qu’on a d’eux, dans la société. Pierre et Gisèle perdent peut-être un peu la tête, mais ils ne sont pas encore totalement cons ; de ce fait ils ressentent bien la gêne qu’il créent dans une population qui a fait de la jeunesse sa valeur suprême. Pour se donner bonne conscience, on n’avoue pas explicitement qu’être jeune c’est cool ; on dit juste qu’être vieux c’est horrible. Oh, évidemment, on ne va pas le dire comme ça ; on préfèrera dire qu’à partir de 25 ans c’est mieux de mettre de l’anti-rides, que la cellulite est un problème qui se traite tôt, et que les mecs ne supportent pas la moindre rondeur. Néanmoins, tout cela est à nuancer : il ne faut pas que les vieux se sentent mal. En conséquence de quoi on évitera d’utiliser cette appellation qui pourrait sonner un peu trop violemment à leur oreilles rabougries et affaiblies par l’âge. On préfèrera donc les nommer ‘’personnes âgées’’, ‘’seniors’’, ‘’personnes du troisième âge’’, voire ‘’anciens’’ pour aller jusqu’au bout dans la démagogie. On oublie donc au passage que les vieux sont vieux, et qu’ils ne vont pas tarder à mourir (ou à passer à un état de non-vie, si vous préférez). On aboutit alors à une aberrante contradiction, dans un discours du type : y a pas de honte à être vieux, les vieux sont des jeunes comme les autres, mais comme on préfère les jeunes-jeunes aux vieux-jeunes on va quand même se démerder pour oublier ces derniers. Notez qu'on retrouve le même genre de discours à double visage avec les gros. Pardon, les surchargés pondéraux.
Cet état de fait, Pierre et Gisèle ne sont pas encore assez séniles pour ne pas le ressentir.
Plus tard, ils seront en fauteuil roulant. Ou plutôt, par une métonymie assez courante, ils seront des fauteuils roulants. Quand on les baladera à travers un couloir encombré, la personne qui les poussera ne criera pas « Ecartez-vous, une personne en fauteuil doit passer », mais « Poussez-vous, y a un fauteuil ! ». Avec personne dedans ?
A un moment toutefois, sauf si la mort les prend par surprise, Pierre et Gisèle redeviendront jeunes. Trop peut-être : il adopteront un comportement infantile, se mettront dans une position d’attente constante de soins, de chouchouteries, bouderont s’ils ne sont pas satisfaits, requérront une attention constante de leurs enfants devenus parents, et emmerderont ces derniers jusqu’à leur mort. Il subiront également la désaffection de leurs petits-enfants, ces derniers préférant garder de leurs grands-parents l’image qu’ils avaient quand ils ne pensaient pas encore que ces êtres bienveillants finiraient pas mourir. Pierre ira à l’hôpital ; Gisèle sera internée dans une bonne maison de retraite.
Après avoir vécu cinquante années en commun, malgré une séparation des chambres à mi-parcours, Gisèle et Pierre risquent de finir leur vie séparés. Pierre a du mal à conscientiser l’idée qu’il ne reverra jamais sa maison, avec son gros fauteuil confortable et son jardinet qui doit d’ailleurs être totalement pourri par les mauvaises herbes. Il sait juste que pour le moment il est dans cette chambre blanche, face à la prison, et qu’il doit se taper les commentaires chauvins des journaleux sportifs qui officient dans les tournois de tennis en s’extasiant dès que Grosjean marque un point (ça doit être tellement rare qu’on apprécie toujours l’exploit). Ses jambes ne fonctionneront certainement plus jamais, mais il préfère sûrement feindre de l’ignorer. Il n’en reste pas moins qu’il envie les locataires de la prison d’en face ; la différence entre lui et eux, il le sait, c’est qu’eux sortent debout.
Si Pierre devait tirer un bilan de sa vie, il dirait qu’elle n’a jamais été totalement heureuse, mais qu’elle est aujourd’hui entièrement malheureuse.
Par chance, il va enfin pouvoir rejoindre Gisèle à la maison de retraite ; il mourra près d’elle. C’est un soulagement pour tout le monde : sa famille, sa fille, et les infirmières de l’hôpital excédées qui ont failli voter une pétition pour légaliser l’euthanasie pour les gens prénommés Pierre.
Les infirmières sont gentilles et attentionnées ; manque de bol elles ne sont pas à la hauteur des attentes de Pierre – sur le plan physique s’entend. Il y a quand même une petite jeunette pas mal foutue qui lui redonne « du poil de la bite », comme il aime à dire.
Quand le néant est la seule perspective que l’avenir ait à nous offrir, on tente de profiter de tout. Pierre n’y parvient pas ; au lieu de ça il sombre de plus en plus, conscient que son corps va lâcher prise.
Bientôt, il le sait, il y aura la mort.

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posted the 02/15/2006 at 11:22 PM by
franz
Je peu lui donner si il veux
"Quand le néant est la seule perspective que l’avenir ait à nous offrir" c'est sque vous croyez
sympa