1.
Un beau jour, sur les coups de 11 heures, Michel est réveillé, une fois n’est pas coutume, par la sonnette de son appartement. Il décroche l’interphone et n’entend rien d’autre au bout de celui-ci que le souffle du vent et le claquement d’une porte.
Notre bonhomme, dans son habituelle bonhomie, suppose qu’il s’agit du facteur qui est venu lui porter un pli dans lequel il trouvera une lettre écrite par une amoureuse transie dont il ignorait jusqu’alors l’existence. Cette perspective l’enchante. En conséquence de quoi il chausse ses pantoufles Félix le chat et descend les escaliers de son immeuble non pas quatre-à-quatre mais au moins sept-à-huit, ce qui lui permet de ressentir une empathie particulière pour Harry Roselmack, à qui il n’avait pourtant jamais prêté la moindre attention bien que le journaliste de TF1 soit le présentateur préféré des Français selon le dernier sondage TVscope établi pour le fabuleux hebdomadaire TV Magazine, propriété de l’armateur Serge Dassault lue chaque semaine par 14 millions de personnes toujours avides des fulgurances intellectuelles d’Isabelle Morini-Bosc et de l’horoscope de la grande Elizabeth Teissier, quoiqu’aujourd’hui cette dernière soit mise en danger par Bernard-Henri Levy, le Nostradamus du XXIème siècle (voir ici :
http://www.bakchich.info:8080/article5734.html).
Arrivé au rez-de-chaussée, Michel se trouve transpirant et essoufflé. Mais qu’importent les souffrances physiques puisqu’assurément il va trouver dans sa boîte aux lettres un courrier dont le contenu l’emplira de bonheur. Et de fait, il y a bien une lettre sur laquelle il est tout simplement écrit Pour Michel. Michel étant le seul Michel vivant dans l’appartement qu’il habite seul, il se sent désigné comme destinataire de la missive et s’empresse de l’ouvrir tandis que l’émotion l’étreint (à grande vitesse malgré la grève de la SNCF).
Mais à la lecture du papier que contenait l’enveloppe, l’effroi s’empare du cœur de Michel. En effet, la lettre, écrite en majuscule avec les voyelles en vert et les consonnes en rouge, dit :
«Michel, tu es ma nouvelle cible. Si tu n’exécutes pas mes volontés, je t’obligerai à lire les éditos de Philippe Val dans Charlie-Hebdo jusqu’à la fin de tes jours.
Ce soir à 22 heures, rends-toi dans le bois derrière chez toi et attends-y un signe de moi.
Amicalement et t’assurant de mes salutations distinguées, je te prie d’agréer.
Signé : le corbeau.»
On imagine sans peine l’état dans lequel ce texte plonge Michel, qui ne s’attendait pas, mais alors vraiment pas du tout, à ça. Il sait que la lecture de la prose de Philippe Val le condamne à la folie. De fait, il est scientifiquement prouvé que la lecture hebdomadaire de l’édito du directeur de Charlie-Hebdo ne va pas sans entraîner des conséquences désastreuses pour la santé du lecteur : perte totale du sens de l’humour et de l’esprit critique, adhésion aux valeurs du libéralisme économique et aux idées de la gauche mollasse, peur des musulmans et détestation du gauchisme sont les moins graves des séquelles. Pour d’autres, cela est allé beaucoup plus loin, puisqu’ils en sont venus à se prendre pour des antisémites et à craindre d’être la réincarnation d’Hitler, simplement en se rendant compte qu’ils ne pensaient pas la même chose que lui — car il faut savoir que pour Philippe Val, toute personne qui ne pense pas comme lui est un antisémite qui s’ignore. Et vu que Michel est juif, il sait qu’il sera bien embêté s’il finit par découvrir son propre antisémitisme.
Bien sûr, Michel a entendu parler de ce corbeau. Le voisinage avait déjà eu affaire à lui. L’horrible voyou avait obligé la voisine de Michel, une vénérable dame de 75 ans, à rire chaque jour pendant cinq minutes sur les dessins de presse de Philippe Delestre dans l’Est Républicain. On l’avait retrouvée morte, son journal sur les genoux, saisie d’une expression d’effroi que même la piètre qualité des créations de Delestre ne peut expliquer à elle seule.
Son voisin du dessus, un trader de 31 ans tout à fait propre sur lui, avait été poussé par le maître-chanteur à détourner 5 milliards d’euros de la banque pour laquelle il travaillait. Ce qu’il avait fait avant de se donner la mort dans des circonstances mystérieuses.
Quant à sa voisine du dessous, une agréable jeune femme d’à peine 25 ans sur laquelle il ne pouvait s’empêcher d’avoir des vues bien qu’il soit myope, elle avait pour sa part été contrainte à l’écoute continue, quatre jours durant, de la dernière chanson de Bénabar. Autrement, elle mourrait. (Et d’ailleurs elle en était morte.)
Cette fois, Michel doit accepter la réalité : c’est son tour. Il n’y a pas d’alternative. Le monde change, on doit changer avec lui, comme disent les défenseurs du libéralisme économique.
(A suivre...)
sinon bonne histoire vivement la suite ^^