Michel avait une passion, qui était de lécher les caniveaux, et pour en profiter comme il l’entendait bien qu’elle fût onéreuse, il devait travailler quand l’occasion se présentait.
C’est pourquoi il n’hésitait jamais à répondre par la positive lorsque son agence d’intérim lui proposait d’aller exécuter un travail d’inventaire dans une grande surface. Ce qui fait que vendredi soir, vers minuit, à l’heure où l’on entend, dans nos campagnes, mugir nos femmes et nos compagnes qui viennent jusque dans nos bras égorger de féroces soldats, Michel était occupé à compter les boîtes de chewing-gum se trouvant à côté des caisses en chantonnant pour se donner du courage la somptueuse chanson de Christophe Maé, Belle Demoiselle, chef d’oeuvre sans doute destiné à paraître un jour dans les plus grands recueils de poésie, quand soudain il se trancha le bras tout à fait bêtement, comme cela pouvait être attendu de lui.
Agenouillé pour compter les boîtes les plus proches du sol, il s’était relevé avec un peu de précipitation, sa tête avait heurté le dessous du tapis de caisse, faisant s’envoler comme un ange qui déploie ses ailes le séparateur à clients sur lequel il était écrit Bienvenue dans votre magasin Auchan. Ce dernier retomba pilepoil, vraiment on n’aurait pas mieux visé si on avait voulu le faire exprès, sur l’épaule de Michel et l’amputa ainsi de son bras droit.
L’accident s’était produit si vite que Michel ne se rendit pas compte immédiatement de sa blessure. Mais arriva un moment où, se tournant vers la droite, il vit, qui faisait le mort à terre, un bras. Il ne reconnut pas immédiatement le sien et entrepris de le ramasser pour l’amener à son propriétaire, le pauvre doit être bien embêté pensa-t-il mais en tentant de prendre l’organe avec sa main droite il se rendit compte que rien n’était là pour lui permettre d’exécuter la commande décidée par le cerveau.
Il en fût bien embarrassé et cela l’amena à aller voir son chef de rayon, bras dessus-bras dessous, pour lui faire part de sa mésaventure et des difficultés qu’il risquait de rencontrer dans l’accomplissement d’une tâche qui lui tenait pourtant très à cœur puisqu’elle devait lui permettre de se payer le train pour Paris afin de lécher les caniveaux du XXe arrondissement, c’est-à-dire tout simplement de réaliser le rêve qu’il avait formulé alors qu’il n’était encore qu’un bébé, lorsque pour la première fois il avait eu l’occasion de lécher un caniveau, celui de la rue dans laquelle se trouvait sa crèche après que sa mère l’avait malencontreusement fait tomber en ratant la passe qu’elle voulait faire à son père qui, rugbyman amateur, désirait s’entraîner pour le match de dimanche en se servant de sa progéniture comme d’un ballon, ce qui allait dans le sens de la théorie de Jean-Paul Sartre qui avait affirmé en 1965, lors d’une surprise-party au café de Flore, que les rugbymen sont un peu cons sur les bords.
Je me suis coupé le bras mais ne vous inquiétez pas, je vais finir mon travail affirma-t-il à son chef de rayon qui lui répondit qu’il avait tout intérêt à le faire s’il ne voulait pas être viré sur-le-champ tout en lui rappelant qu’il devrait également nettoyer tout le sang qu’il étalait un peu partout car le respect se perd de nos jours.
Alors Michel se remit consciencieusement au travail et termina ce dernier. Il quitta ensuite les lieux en y oubliant son bras mais ce détail n’a de toute façon aucune importance puisque sur son vélo seule la commande de freins située à droite sur le guidon était opérationnelle et il ne put par voie de conséquence rien faire lorsqu’il voulut s’arrêter au premier feu rouge pour être ensuite éjecté par une voiture qui passait par là et qui le fit s’envoler avec les pigeons pour le voir s’écraser quelques dizaines de mètres plus loin, dans une benne à ordure.
Hier on a enterré Michel au Père-Lachaise, dans le XXe à Paris, à côté de Pierre Desproges comme il l’avait exigé. Et il a eu l’occasion de réaliser son rêve lors de la procession, que j’étais seul à suivre : dans la rue du cimetière, son cercueil s’est renversé, faisant ainsi tomber son corps de façon à ce qu’il se retrouve le nez dans le caniveau, chose évidemment imputable à Rousseau puisque de toute façon tout est de sa faute avec Voltaire.
Ainsi Michel a pu lécher le caniveau du XXe et repose désormais en paix à côté de l’autre fils de Dieu venu sur terre pour porter la bonne parole, et ensemble ils peuvent conclure à l’unisson que oui, irréfutablement, il y a bien quelque chose de pourri dans ce royaume.

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posted the 03/06/2008 at 10:41 PM by
franz