Le McDonald's est un lieu étrange vers 18h30, il n'y a pas grand monde et ce pas grand monde est pour une bonne partie constitué de freaks. L'autre jour j'y mangeais, tout seul comme un malheureux, et j'ai vu un couple que nous avions déjà repéré, mon amie et moi-même, lorsque nous y avions mangé vendredi dernier.
C'est un drôle de couple, un homme et une femme qui ont bien cinquante ans et qui mangeaient hier chacun un McFlurry et rien d'autre. Je ne me souviens pas de ce qu'ils avaient consommé vendredi dernier mais je parierais volontiers qu'il s'agissait de la même chose. Tous deux semblent dépressifs : elle, plutôt grosse, un visage de poisson, sous d'hirsutes cheveux noirs coupés courts une sorte de ballon dont l'élément le plus frappant est un regard vide souligné par des cernes descendant jusqu'aux narines ; et lui un léger air de David Lynch avec de petite lunettes rondes. Les vêtements sont un blouson rouge pour elle, et pour lui un jean raide dont les ourlets remontent presque jusqu'aux genoux en dévoilant des chaussettes à motif écossais — à la manière du mouchoir en tissu dans lequel il s'essuie le nez.
Ils ont été lents, très lents : plus de temps pour manger leur McFlurry qu'il ne m'en a fallu pour mon Royal Cheese et mes frites et mon Coca. Ils mâchaient doucement et ne prenaient que de petites bouchées. Ils n'ont pas échangé un mot, ils ont consommé en silence, le regard de l'homme était fixé sur la porte de sortie, celui de la femme se baladait un peu partout en revenant régulièrement sur le set de son plateau qui, je pense, s'étendait comme le mien sur les responsabilités nutritionnelles dont McDo se sent investi vis-à-vis des enfants. La seule chose vers laquelle ils n'ont jamais jeté un regard, c'est eux-mêmes. Bien que se faisant face, chacun semblait ne pas exister pour l'autre. Se font-ils pitié ? Ont-ils conscience qu'ils font pitié ? Grandes questions.
Les freaks sont souvent seuls, et bien que ces deux-là fussent ensemble ils avaient l'air plongés dans la plus profonde solitude. Ils ne se sont parlés que lorsqu'ils avaient chacun fini leur glace, en peu de mots ils se sont entendus sur la nécessité de partir — ce qui leur a pris un bon moment puisqu'ils sont, je le rappelle, très lents.
Quel lien les unit ? Difficile à déterminer. Pas d'alliance. Aucun geste d'affection. Pas un sourire, où alors annihilé par la tristesse du regard. Ils font une belle paire tout en donnant l'impression de s'unir tout à fait artificiellement, et j'aurais aimé pouvoir les suivre dehors afin de savoir s'ils se séparaient où s'ils allaient au même endroit — et le cas échéant, à quel endroit. Ils peuvent être frère et sœur, rapprochés par la mort d'un géniteur, ou bien juste amis mais que je verrais plutôt s'être rencontrés sur Internet en pianotant pour tromper la solitude — puis s'être donnés rendez-vous en ville pour la même raison. Il importe peu, visiblement, qu'ils n'aient rien à se dire parce qu'il ne semble pas régner dans leur couple un quelconque malaise. Peut-être même sont-ils amoureux finalement mais dans ce cas, je ne veux pas imaginer leur vie sexuelle.
Les freaks me bouleversent toujours parce qu'ils m'apparaissent comme des gens qui portent sur eux toutes les raisons d'être malheureux, et pourtant ils n'ont jamais l'air de l'être. Tout au plus semblent-ils un peu vides et légèrement indéterminés. Lorsque je les vois je me désole avant tout de la souffrance qu'ils doivent ressentir à l'idée qu'ils ne seront jamais aimés, et que les plaisirs du sexe à deux ou plus leur resteront toujours inconnus mais je pense me tromper : sans doute la question ne se pose-t-elle pas à eux, ou pas dans ces termes. Pour moi le plus grand drame que puisse connaître un humain c'est d'en arriver à conclure un jour, vu sa situation, qu'il ne jouira jamais de l'amour d'un autre et qu'il souffrira sans doute plus encore en subissant l'amour pour un autre. Lorsque je vois un freak — et j'en vois au moins un par jour, parfois même je m'attache à certains d'entre eux lorsque je les croise régulièrement — immédiatement me vient à l'esprit qu'il est possiblement résigné à rester seul jusqu'à sa mort et qu'il s'oblige à s'en accommoder. A chaque fois ce constat me plonge dans une profonde tristesse dont je ne peux pas me débarrasser avant d'avoir regardé Ca va se savoir sur RTL9, émission dont je vous parlerai très bientôt parce que j'y ai vu hier quelque chose d'extraordinaire, quoique je serais étonné que vous trouviez ça extraordinaire également.
Et tout ça de toute façon ce soir, ça va se savoir !

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posted the 12/12/2007 at 12:33 AM by
franz