La grève, c’est toujours la même chose et ça ne change jamais. D’un point de vue médiatique, entends-je. Une journée de grève commence toujours de la même manière, à la télévision. Il y a des journalistes qui se sont levés à quatre heures du matin pour aller se poster sur les quais de chaque gare parisienne et faire un petit bilan en direct du nombre de trains qui roulent (à ce propos, vous constaterez qu’un service minimum est toujours assuré, puisqu’il y a toujours au moins un train sur dix qui roule).
Et puis il y a évidemment les utilisateurs, toujours pris en otage mais qui s’organisent pour résister contre la dictature des mécontents. Un petit reportage sur le covoiturage, ah que les Français sont solidaires contrairement aux grévistes qui emmerdent tout le monde, et des micro-trottoirs (ou plutôt, en l’occurrence, des micro-quais) où des gens racontent les péripéties qu’ils traversent pour se rendre au travail — voyez comme vos concitoyens sont travailleurs, quelles que soient les conditions ils se démènent pour produire du capital, c’est beau comme tout dites-moi. Ils sont magnifiques, ils ont l’air fatigué (je me suis levé à cinq heures confient-ils) et se disent embêtés par les perturbations bien qu’ils les comprennent (ces feignasses de cheminots ont beau être méchantes avec eux, ils restent gentils, c’est admirable de dignité), ils racontent qu’il leur faut une heure et demie pour se rendre au boulot mais bon, c’est comme ça hein ; et en disant tout ça, leur visage rendu blafard par les éclairages blanchâtres parvient difficilement à dissimuler la jouissance qu’ils ressentent, au plus profond de leur être, à l’idée de passer à la télévision et pour les héros du jour, ceux qui subissent sans broncher des grèves comparables à des variations climatiques, imprévisibles et peu préoccupées du sort des autres. Je me suis battu, pourront-ils dire fièrement à leur entourage comme si les grévistes avaient dans leur égoïsme un je-ne-sais-quoi de fasciste. Qu’elle est belle, cette France qui se lève tôt.
En temps de grève comme en temps de guerre, il y a des gens qui se lèvent contre la dictature d’une minorité pour exprimer ce que pense la majorité silencieuse et oppressée. C’est comme quand il pleut et que tout le monde sympathise sous un abribus, chacun se sentant réfugié comme un Albanais ayant échappé aux bombes aquatiques que sont les gouttes de pluie. Il y a chez chacun de nous un authentique désir de résister contre quelque chose et de se sentir investi au sein d’un réseau d’individus lucides qui savent dire non. Je ne sais pas si c’est un résidu de l’occupation ou si c’était déjà comme ça avant, mais c’est drôle.
Et puis il y a le bilan des embouteillages causés par tout ce foutoir. Dans Télématin aujourd’hui, le présentateur du journal a passé trois minutes à répertorier tous les bouchons de la région parisienne, 250 km de ralentissements sur le périphérique (images à l’appui), et le trafic entre Albertville et Nogent est fortement freiné sur 8 km (ah merde alors, se dit chaque téléspectateur de France, je voulais précisément aller d’Albertville à Nogent, même si j’habite à Nice). Trois minutes pour expliquer aux téléspectateurs que s’ils sont en voiture sur le périphérique c’est le caca, je trouve ça pas mal : d’abord parce que ça s’adresse à des gens qui sont en voiture et ne regardent donc pas la télévision en même temps, à moins qu’ils ne soient pas plus préoccupés que ça par leur sécurité ; ensuite parce que si on est en voiture sur le périph on voit mieux que n’importe qui les bouchons, merci. Mais le meilleur, ce sont les deux secondes consacrées au reste du pays, ou autrement dit, pour reprendre la manière de voir des grands médias français, à l’étranger. Voici ce que dit le présentateur du journal de Télématin, après son bilan parisien, pour résumer la situation en province : dans le reste du pays, la situation est la même que d’habitude (mot pour mot !). Eh bien oui, amis provinciaux, autant les Parisiens ont bien besoin du compte-rendu complet d’une situation qu’ils peuvent très bien constater en mettant le nez dehors, autant vous n’en avez nul besoin, puisque chez vous c’est comme d’habitude. A Paris, ça n’est jamais la même chose, il y a toujours des petites surprises, tandis qu’ailleurs en France on s’ennuie tellement que même les imprévus se déroulent comme n’importe quel imprévu. Et puis il faut reconnaître que c’est à Paris que se trouve la majorité de la population française, dix millions d’habitants sur soixante-cinq tout de même, il est donc normal de ne s’adresser qu’à cette partie de la France.
Enfin j’ai fini par m’habituer à être considéré comme une sorte d’étranger, à force d’entendre parler de correspondants — voire d’envoyés spéciaux ! — à Nancy. Nancy, ville mystérieuse, inaccessible, inconnue, on ne sait même pas s’ils ont une Fnac et s’ils parlent français là-bas, comme à Dunkerque (d’accord, soyons honnêtes et reconnaissons que les gens du Nord ne parlent effectivement pas français) ou Brest ou Nîmes. Et puis n’évoquons même pas les Dom-Tom, de toute façon ça n’est même pas la même couleur de peau et en plus ils dansent sous des cocotiers en mangeant des bananes, autant dire que la grève ils ne connaissent pas puisqu’ils sont déjà en vacances tout l’année.
C’est tout de même rigolo, je trouve, cette manière qu’ont les journaux (surtout télévisés) d’à la fois aller chercher tout ce qu’il y a de Français à l’étranger (au Québec, aux Etats-Unis, en Afrique, en Chine avec tous ces supers patrons d’entreprise bien de chez nous qui investissent là-bas) tout en considérant tout ce qu’il y a de Français (sauf Paris bien sûr) comme de l’étranger. On va se mettre en quête, par exemple, des racines françaises de tel tennisman espagnol, histoire d’avoir l’impression qu’il y a tout de même, dans le sang français, un gène du tennis (chose dont peuvent faire douter, il est vrai, nos tennismen nationaux), et on fera passer le Vélib’ pour une première en France alors que depuis deux ans il y a le Vélov’ à Lyon.
Finalement, il n’y a qu’un JT qui a le mérite de considérer chaque région française comme une partie intégrante d’un pays dont les frontières ne s’arrêtent pas aux cités chaudes environnant Paris. Ce JT, c’est celui de Pernault. Voilà au moins un journal qui met tout le monde dans une situation d’égalité et montre qu’il se passe des choses, aussi futiles et inintéressantes soient-elles, ailleurs qu’à Paris.
Mais de toute façon, à force de tirer sur la chevillette, la bobinette cherra. Et là ils seront bien niqués.

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posted the 11/14/2007 at 07:46 PM by
franz