Auprès de son arbre, Michel semblait heureux. Les après-midi d’ennui, nous l’observions patiemment s’assoupir sous son peuplier blanc. Il admirait ses feuilles, vertes sur une face et blanches sur l’autre, scintillant d’une couleur argentée lorsque le vent se faufilait à travers elles. Il regardait voler les oiseaux en rêvant qu’il était comme eux. Puis il s’endormait. En hiver il semblait tout de suite moins joyeux. On sentait bien à ce moment précis que quelque chose manquait à sa vie, qu’il ne retrouvait qu’au printemps lorsqu’allongé au pied du tilleul il se levait soudain dans un bond majestueux, surpris par des fourmis qui, en transhumant vers sa culotte, s’étaient emmêlées dans ses poils. Nous aimions le voir s’agiter dans cette transe silencieuse.
Michel était un peu bête, et il le portait sur son visage. Il avait un regard gentiment ahuri, et un nez retroussé surplombant une mâchoire prognathe. Il s’habillait toujours en orange. Il vivait seul et passait nombre de ses soirées devant la télévision, sans bien comprendre, à notre avis, ce qu’il y voyait. Nous aimions grimper sur son toit pour débrancher son antenne, puis l’observer par la fenêtre tripoter les fils pour trouver la source du problème. Généralement nous lui rétablissions l’image au bout d’une heure ou deux, lorsque nous voyions qu’il s’apprêtait à pleurer. Le lendemain il nous expliquait comme il pouvait ses désagréments, et nous subissions un véritable calvaire lorsque, nous regardant les uns-les-autres, nous nous voyions mutuellement étouffer nos rires. D’autres soirs nous le voyions à sa table, écrivant dans un cahier. Nous avons été étonnés, la première fois, de voir qu’il savait écrire. Et nous piaffions d’impatience à l’idée d’un jour pouvoir lire son œuvre. Mais nous n’avons pu en prendre connaissance que récemment, et ça n’a pas été très drôle.
Une chose est sûre : grâce à nous, Michel n’a jamais manqué d’amour. Mais de l’humour, nous pensons qu’il n’en a jamais eu. Chaque petite blague que nous lui faisions, il la transformait en un drame, la prenait comme un cataclysme venant ravager sa vie. Une nuit — je m’en souviens très bien, c’était une idée de George — nous avons encerclé sa maison, chacun derrière une fenêtre, et avons commencé de cogner tous ensemble contre les carreaux. Nous l’avons vu descendre les escaliers à toute allure, allumant toutes les lumières sur son passage, l’air apeuré. Il est resté au rez-de-chaussée une bonne dizaine de minutes, sans comprendre ce qui lui arrivait, scrutant chaque recoin de chaque pièce, se prenant les pieds dans la table, dans les chaises et dans le buffet. Nous avons beaucoup ri, et nous avons ri deux fois plus lorsqu’avec de grands gestes il est venu nous raconter sa mésaventure.
Nous sommes sans doute les seuls amis que Michel a jamais eus. Nous l’avons toujours soutenu dans tout ce qu’il a entrepris. Un jour il nous a fait comprendre son béguin pour une femme. Cette femme était Marie, et j’aime autant vous dire que nous avions tous envie d’elle, tous nous nous serions mis à ses pieds pour qu’elle nous accorde un peu d’attention. Mais faisant fi de notre jalousie, nous avons encouragé Michel à l’aborder. De toute façon il y avait peu de risques qu’il la séduise, vu sa tête et ses difficultés à communiquer, et pour nous se serait une nouvelle occasion de nous amuser. Ca n’a pas loupé : cachés au coin d’un mur nous avons pu assister à la parade amoureuse de l’Homo Michelus, et sachez que c’est un spectacle à voir au moins une fois dans sa vie. Nous avons vu ses gesticulations, le regard incompréhensif de Marie tentant de lui expliquer qu’entre eux ça ne collerait sans doute pas, sa tentative de lui faire comprendre qu’il y avait une incompatibilité fondamentale entre elle et lui. Nous avons ensuite vu Michel, dépité, se réfugier chez lui. Et malins que nous sommes, nous avions profité de son absence pour déposer un rat mort dans son lit et verser de la peinture rouge sang dans sa baignoire (Michel comptant sur nous pour assurer sa sécurité, il nous avait donné un double de ses clefs). Puis nous avions disposé près de sa chambre un magnétophone sur lequel étaient enregistrés divers cris, râles et pleurs qu’on aurait pu croire émis de l’enfer. Nous l’avons laissé rentrer chez lui. Une vingtaine de minutes plus tard, nous avons vu par la fenêtre la lumière de sa chambre qui s’éteignait, et avons pu sentir à travers les murs la peur qu’il a ressentie au contact de cette chose froide et humide sous la couette. Puis nous avons mis le magnétophone en route grâce à une télécommande, si fort que nous pouvions entendre le concert de hurlements depuis dehors. Immédiatement la lumière s’est rallumée. Elle ne s’est pas éteinte de la nuit, et Michel n’est pas reparu pendant deux jours. Lorsque nous approchions de sa maison nous percevions, venant de l’intérieur, les gémissements inarticulés qu’il produisait sous l’effet de la terreur.
Mais pour prendre soin de sa santé, nous avons déposé devant sa porte de la nourriture. Nous savions qu’il aimait, le matin, prendre des Corn Flakes, en conséquence de quoi nous lui en avons procuré une boîte, qui a disparu en quelques heures. Dedans nous avions pris soin (idée de Pierre) de disperser quelques clous, nous voulions savoir si Michel les trouverait de lui-même ou tomberait dans le piège. Par bonheur, il est resté fidèle à lui-même et a dû s’astreindre à manger de la soupe pendant deux semaines. Il a également dû être amputé d’un bout de la langue mais cela importait peu, eu égard à la faible utilité qu’il avait de celle-ci.
C’est à partir de cette période qu’il s’est mis à boire. Nous lui avons conseillé tous les alcools et tous les mélanges d’alcools possibles. En un mois il a acquis plus d’expérience que le plus expérimenté des poivrots. Et puis un soir, légèrement abruti par tout ce qu’il avait ingurgité, il est monté sur son toit et s’est posté au bord du vide. Voyant cela, nous sommes sortis de notre cachette habituelle et nous sommes mis à découvert, pensant que notre vue le découragerait de faire une bêtise mais tout au contraire, c’est en nous apercevant qu’il s’est tout bêtement laissé tomber. Nous nous sommes approchés de lui. A plat-ventre, le visage dans la terre, il semblait pleurer un peu, et sur le coup nous avons pensé qu’il pleurait de rire, ravi de nous avoir joué à son tour une bonne farce. Nous l’avons mis sur le dos pour qu’il nous voit rire avec lui, et pu constater que sa laideur avait ceci de bon que même en s’écorchant la face de toutes parts il ne pouvait pas se rendre plus laid. Ses dents de devant étaient à moitié décrochées. Son nez était encore plus écrasé que de coutume. Ses yeux emplis de larmes observaient le ciel étoilé, et sans doute il y voyait ses cons d’oiseaux voler vers d’autres horizons. Nous ne savons pas bien ce qu’il pouvait penser mais il y a fort à supposer qu’il appréciait l’idée de mourir entouré d’amis comme nous.
Michel, notre petit Michel, est donc mort ce jour-là, dans cet état de fusion avec tout à la fois la terre et le ciel. Appelés par les voisins, les pompiers sont vite arrivés mais trop tard quand même.
Nous avons beaucoup aimé Michel et, d’une certaine manière, nous l’aimons toujours. C’était un chic type, vraiment. Mais nous l’avons subitement moins aimé le jour où la police est venue nous chercher chez nous. Nous avons été accusés de non-assistance à personne en danger. C’est un comble vu le soin que nous avons porté à ce que Michel soit, chaque jour que Dieu fait, parfaitement heureux. Enfin le pire, en réalité, n’est pas là. Michel était muet et pourtant il savait écrire, et suffisamment bien pour raconter, dans son fameux cahier, que nous lui faisions toutes les misères du monde (et il décrivait chacune d’entre-elles à un rythme quotidien, ce qui lui a permis, selon nos estimations, de remplir au moins vingt cahiers), et que si un jour il en venait à se jeter de son toit, ce serait poussé par la souffrance que nous lui faisions ressentir. Quel con ce Michel, tout de même. Incroyable.
Nous avons beaucoup de mal à nous remettre de cette mise à l’index. Nous ne savons pas de quoi est fait notre avenir, et ceci par la faute d’un ingrat qui n’a pas voulu reconnaître les efforts que nous avons consacré à l’illumination de ses jours. Mais bon, peut-être que le juge aura un peu pitié de nous. A quatre-vingts ans, on s’ennuie. Il n’y a rien de mal à vouloir s’amuser avec les jeunes de trente ans. Ce sont eux qui manquent d’humour, et comme toujours ils parviennent à se débarrasser de leurs aînés.
Je reconnais tout de même que nous avons peut-être trop tiré sur la chevillette. Inévitablement, il fallait que la bobinette chût un jour ou l’autre.
posted the 11/03/2007 at 10:41 PM by
franz