Dans le monde il y a deux catégories de personnes : les nonymes, et les anonymes.

Au JT, après la mort du merveilleux Jean-Claude Brialy, ils parlaient des gens du village où il est mort, ces gens dont il est devenu l’un des leurs, pourrait-on dire. Et comme à chaque fois ils ont utilisé le concept d’anonymes. Les anonymes c’est des chouettes gens, c’est ceux qui ont toujours une petite phrase à dire à la télé sur n’importe quoi, c’est vous et moi quoi.

Alors dans le reportage on nous dit un truc du genre les anonymes aussi sont venus rendre hommage à l’acteur disparu. Et là on voit effectivement deux vieilles qui disent ah ben nous on l’aimait bien msieur Brialy, il était très gentil avec tout le monde, on l’aimait tous au village. (Encore heureux vous me direz, parce que si Brialy était parvenu à se faire haïr de tout le monde ça aurait été autre chose.) Donc les deux aïeules nous expliquent ça avec leurs cheveux bigoudés, et que constate-t-on qui donne raison à l’emploi du terme anonymes ? Elles n’ont pas de nom, rien à l’écran qui nous donne la moindre information sur leur identité. Ce sont de vraies anonymes, de l’anonymat pur, du NAOC, Non-Appellation d’Origine Contrôlée.

Alors que Brialy, lui c’est un nonyme patenté, d’ailleurs comme on nous dit dans le même reportage il a tourné avec tous les grands noms du cinéma, Delon, Gabin, Godard la Nouvelle Vague enfin tout ça quoi. La vie est donc affaire de noms avant d’être affaire de, de quoi d’ailleurs qu’est-ce que j’en sais moi.

D’ailleurs à chaque fois qu’un acteur meurt ils disent qu’il a tourné avec les plus grands. Par exemple Jean-Pierre Cassel a tourné avec Brialy, donc par le truchement de ce dernier le talent de Cassel est démontré de manière éclatante. Mais maintenant que Brialy est mort, pour montrer sa grandeur on ne va pas dire il a tourné avec Brialy, c’est un peu bête, alors on va dire il a tourné avec Delon. Mais après quand c’est vraiment les grands acteurs français qui meurent, quand ils sont vraiment au dessus des autres et que par exemple dire que Depardieu a tourné avec les plus grands comme Patrick Dewaere ne joue pas en la faveur de Depardieu — vu qu’on aurait plutôt dit Dewaere a tourné avec les plus grands comme Depardieu —, eh bien on dira Depardieu a joué avec les plus grands, il a même tourné aux Etats-Unis.

Ca, les Etats-Unis c’est le graal des acteurs français. Le type français qui a joué ou tourné aux States c’est un Immortel chez nous, on ne peut plus rien faire contre lui. Par exemple soyez certains qu’à la mort de Reno et de Clavier, on citera en exemple Les Visiteurs en Amérique pour bien appuyer sur leurs talents : il a su séduire les Américains, dira sans manquer d’étouffer le sanglot long d’une émotion monotone, la journaliste dans son sujet nécrologique préparé longtemps à l’avance.

Bref les noms c’est quelque chose, ça représente quelque chose en tout cas. La différence entre Jean-Claude Brialy et Ginette Martin c’est l’anonymat : y en a un dont le nom évoque quelque chose, et l’autre dont le nom évoque, c’est vrai, quelque chose aussi mais quelque chose de moins séduisant, de moins rêveur. Nous sommes tous des Ginette Martin, des anonymes qui croyons qu’un petit commentaire, même de dix secondes, à la télé un soir, nous fera entrer dans la postérité mais non il faut être un Brialy pour être avoir la postérité.

Enfin nous pouvons nous rassurer, il paraît que plein de nonymes veulent retomber dans l’anonymat : ils ne supportent plus le poids de leur nom, les anonymes les harcèlent sans cesse dans la rue pour avoir des autographes.

Car tant va la cruche à l'eau qu'en la fin elle se brise.